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Gentzler, Edwin (2017). Translation and Rewriting in the Age of Post-Translation Studies. New York: Routledge

Compte rendu par Lucile Davier

 

Objet et enjeux généraux

Translation and Rewriting in the Age of Post-Translation Studies rouvre le débat sur la question de la définition de la traduction. Edwin Gentzler y illustre sa réflexion théorique par quatre études de cas sur les voyages interlinguistiques, interculturels et intersémiotiques de différentes œuvres de la littérature mondiale. Même si la discussion de fond sur les concepts est applicable à toute la discipline, l’ouvrage est centré sur la traduction littéraire. En effet, Gentzler explique en introduction que l’objectif de ce livre est d’étudier la manière dont les textes littéraires (ou les œuvres culturelles) circulent sur la planète et sont traduites, adaptées ou représentées (p. 21). Pour ce faire, il invite les chercheurs à étudier la réception du texte traduit et ses répercussions dans la culture-cible au fil des années suivant sa publication (p. 3).

Il nous semble que cette monographie est à lire comme la suite du dialogue engagé par le livre précédent de Gentzler, Translation and Identity in the Americas (Gentzler, 2008) et poursuivi dans l’ouvrage collectif Eurocentrism in Translation Studies (van Doorslaer & Flynn, 2013). Gentzler continue dans cette direction en critiquant notamment les concepts dichotomiques originaires du monde académique européen et toujours utilisés en traductologie. Il ancre sa réflexion dans les théories poststructuralistes, postcoloniales et postmodernes des années 1970 et 1980 et dans le cadre des études sur la littérature mondiale (D’haen, 2012; Damrosch, 2003).

 

Descriptioin du contenu

L’introduction de l’ouvrage pose les enjeux théoriques évoqués ci-avant, puis chaque chapitre est consacré à une étude de cas.

Le chapitre « A Midsummer Night’s Dream in Germany » part d’une réflexion sur la représentation internationale de cette pièce par une troupe de théâtre menée par Peter Brook (1970), y compris devant des spectateurs qui ne parlaient pas l’anglais et sans interprétation. Gentzler fait ensuite un retour sur les sources de A Midsummer Night’s Dream dans le folklore celte et germanique. Même s’il n’a pas beaucoup voyagé dans sa vie, Shakespeare aurait eu accès à ces sources d’inspiration par le truchement de la traduction, grâce à une culture élisabéthaine très favorable à la traduction. Ensuite, Gentzler analyse la perte de popularité de cette œuvre en Angleterre, puis son retour sur le devant de la scène au XIXe siècle et en allemand par l’intermédiaire de l’opéra de Mendelssohn Ein Sommernachtstraum. Il montre ensuite comment le récit est décliné en ballet en Russie à la fin du XIXe siècle, puis en film à Hollywood, et enfin en bande dessinée.

De manière similaire, le chapitre intitulé « Postcolonial Faust » revient sur les sources d’inspiration de Goethe, dont le texte anglais de Christopher Marlowe, The Tragical History of Dr. Faustus (1604), auquel Goethe aurait eu accès dans une traduction allemande adaptée pour le théâtre de marionnettes. Il met ainsi l’accent sur le rôle crucial de la traduction à l’origine même de ce chef-d’œuvre de la littérature mondiale. Il rappelle également qu’une conception trop figée de l’œuvre originelle dessert la recherche étant donné qu’il existe une multitude de versions de Faust, que Goethe a retravaillées inlassablement pendant une soixantaine d’années. L’auteur passe ensuite rapidement sur les traductions anglaises de Faust, au moins une cinquantaine, selon ses estimations, sans compter de nombreuses versions publiées à compte d’auteur ou dans de petites maisons d’édition. Gentzler se penche ensuite sur deux adaptations théâtrales de Faust représentées, pour la première, en Afrique du Sud afin de dénoncer les inégalités subsistant dans la société postapartheid et, pour la seconde, au Brésil, en vue de critiquer les abus de la classe dominante. Il retrace également l’importance de l’œuvre dans le cinéma, avec les nombreux films muets expressionnistes sur la thématique du Faust et de nombreuses adaptations plus tardives. Enfin, Gentzler passe en revue les compositeurs qui se sont inspirés de l’œuvre de Goethe dans des genres aussi divers que la musique classique, la comédie musicale, le rock ou la pop.

Le troisième chapitre, « Proust for Everyday Readers », retrace l’histoire plus récente de la Recherche du temps perdu. Pour commencer, Gentzler insiste sur l’œuvre de traducteur de Proust précédant son roman en sept tomes. Pour lui, ses compétences en traduction du latin, du grec, de l’allemand, de l’italien et surtout de l’anglais ont joué un rôle central dans la définition de son style. Ici encore, Gentzler rappelle qu’il n’existe pas un original, mais une multitude de versions concurrentes. De ce fait, il n’est pas toujours évident de savoir sur quelle version une traduction s’est fondée. Le chercheur parcourt ensuite les rares films produits sur l’œuvre majeure de Proust. La dernière section de ce chapitre est consacrée aux centaines de versions abrégées de La Recherche qui ont fleuri dans les librairies et sur internet et sont presque devenues un genre en soi.

« Hamlet in China » revient sur la légende séculaire du roi danois assassiné qui a été véhiculée notamment par les écrits d’un historien danois au tournant du XIIIe siècle et connue surtout grâce à sa traduction française datant de 1576. Gentzler émet l’hypothèse selon laquelle Shakespeare aurait eu accès à cette traduction en circulation à Londres. Encore une fois, il veut montrer qu’un grand auteur comme Shakespeare s’est inspiré d’une multitude de sources, dont des traductions, et que la version qui nous arrive aujourd’hui n’est plus qu’un pâle reflet de l’« original » après des siècles de rééditions, d’annotations, de mises à jour, etc. Il développe l’exemple extrême de Hamlet en Chine, qui est connu principalement à travers la traduction de la version abrégée pour enfants de Charles et Mary Lamb (1807) et du film de Lawrence Olivier (1948). La version littéraire de Bian (1956), utilisée pour le doublage de ce film, est encore utilisée à l’heure actuelle dans les réécritures théâtrales diffusées, par exemple une version expérimentale évoquant la tragédie de la place Tiananmen, une version dans laquelle les femmes ont le pouvoir et une version adaptée au contexte et aux rituels tibétains.

 

Appréciation critique générale

Les quatre chapitres de Translation and Rewriting in the Age of Post-Translation Studies ne peuvent que rappeler le remarquable travail de Scott L. Montgomery (2000) sur la circulation des savoirs scientifiques par l’intermédiaire de la traduction. L’ouvrage de Gentzler, tout aussi documenté, démontre dans le contexte littéraire que les frontières entre l’« auteur » et le « traducteur », l’« original » et la « traduction » sont loin d’être aussi évidentes qu’elles ne le paraissent et que la traduction imprègne même la production littéraire. Ses analyses littéraires et « postlittéraires » sont extrêmement riches et lisibles, entre autres grâce à des tableaux chronologiques synthétisant la parution des différentes versions en langue source et en langue cible ou établissant une chronologie des dates marquantes d’une période. Avec ses analyses « prétraductionelles », Gentzler nous semble mettre l’accent sur un type d’études plus rarement associé à la traduction littéraire : l’analyse des conditions culturelles favorables ou défavorables à la traduction dans les sociétés où ont évolué de grands auteurs de la littérature mondiale. Ce travail de mise en contexte est particulièrement remarquable en ce qui concerne la présentation de l’Allemagne de Goethe.

Néanmoins, la voix de Gentzler semble très ancrée dans le contexte institutionnel de la traduction littéraire et de la littérature comparée. Quand il appelle à se débarrasser enfin des dichotomies traductionnelles, on peut légitimement se demander si ce n’est pas déjà fait dans certains domaines de la traductologie. À titre d’exemple, nous aimerions citer le chapitre de Lance Hewson (2004), qui déconstruit l’opposition sourciers-ciblistes. Cela dit, il est peut-être encore nécessaire de répéter ce message et de réfléchir, notamment dans le cadre de l’enseignement, à de nouveaux concepts pour remplacer les dichotomies dépassées de source et de cible, d’émetteur et de destinataire. Malheureusement, Gentzler ne propose pas vraiment de solutions novatrices à ce problème terminologique.

Notre reproche principal porte sur la valeur que Translation and Rewriting apporte par rapport à des ouvrages comme ceux de Susan Bassnett et André Lefevere (1990) ou de Sherry Simon (2006), que Gentzler cite abondamment en introduction et conclusion, et qui ont fait date en traductologie. Ces travaux scientifiques effacent justement les frontières entre traduction et adaptation tout en mettant en avant le contexte. Par ailleurs, Gentzler introduit des concepts qui paraissent très porteurs, mais sans détailler suffisamment les conditions de leur application, comme l’« effet post-traductionnel » (p. 2), le « palimpseste » repris de Gérard Genette (p. 108) ou la « méthodologie par images » (p. 151). En outre, il semble employer son concept de « post-traduction » en alternance avec d’autres concepts ayant cours en traductologie (p. ex. tradaptation, transelation ou cannibalisme), sans pour autant que le lecteur sache si ces concepts sont complémentaires ou interchangeables. Enfin, d’un point de vue méthodologique, nous sommes surprise qu’un certain nombre d’affirmations soient lancées sans preuve documentaire, comme dans les deux exemples suivants :

[…] I would argue that the experiments producing Faust for film helped establish the genre of cinema for what it is. (p. 105, italique dans l’original)

In many ways, the translations have enabled Proust to enter the English language literary tradition, and the repercussions on creative writing in English are still being felt. (p. 148)

Malgré ces critiques, nous estimons que l’appel de Gentzler à étudier la périphérie plus que le centre, les exceptions plus que la norme (p. 7), a encore besoin d’être entendu de nos jours. Même si, à notre sens, le terme de « post-traduction » ne résout pas les paradoxes terminologiques qui demeurent dans la discipline, Translation and Rewriting rappelle l’importance de se pencher sur des textes qui ne sont pas appelés « traductions » et peuvent pourtant contenir des éléments traductionnels (p. 2). Il précise sa pensée en invitant les traductologues à prendre en compte les productions originales (original writing, p. 4) et la circulation plus que l’origine des textes (p. 217), pour reprendre Jean Baudrillard (1985).

 

Bibliographie

Bassnett-MacGuire, S. & Lefevere, A. (1990). Translation, history and culture. Londres : Pinter.

Baudrillard, J. (1985). Simulacres et simulation. Paris : Galilée.

D’haen, T. (2012). The Routledge concise history of world literature. London : Routledge.

Damrosch, D. (2003). What is world literature? Princeton University Press.

Gentzler, E. (2008). Translation and identity in the Americas: New directions in translation theory. London : Routledge.

Hewson, L. (2004). Sourcistes et cibliers. In M. Ballard & L. Hewson (dir.), Correct/Incorrect (pp. 123-134). Arras : Artois Presses Université.

Montgomery, S. L. (2000). Science in translation: Movements of knowledge through cultures and time. The University of Chicago Press.

Simon, S. (2006). Translating Montreal: Episodes in the life of a divided city. Montréal : McGill-Queen’s University Press.

van Doorslaer, L. & Flynn, P. (dir.). (2013). Eurocentrism in translation studies. Amsterdam : John Benjamins.

 

DOI 10.17462/para.2019.01.09