Zach, Matthias (2013). Traduction littéraire et création poétique. Yves Bonnefoy et Paul Celan traduisent Shakespeare. Tours : Presses universitaires François-Rabelais
Compte rendu par Mathilde Vischer
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Cette thèse de doctorat propose d’explorer la question des liens entre la traduction littéraire et la création poétique à travers l’analyse des traductions de Shakespeare par Yves Bonnefoy et Paul Celan, et l’étude de leur œuvre propre. Plus précisément, elle a pour objectif de situer les traductions de Shakespeare dans l’ensemble de l’œuvre des deux poètes, sans se limiter à cerner l’influence des traductions sur l’œuvre personnelle, mais en analysant la production des deux poètes dans son ensemble, en prenant en compte les processus de dynamiques et d’échanges culturels. En effet, les textes issus de la rencontre entre Shakespeare, Celan et Bonnefoy se caractérisent par l’imbrication de plusieurs univers dont les enjeux sont multiples. Cet ouvrage propose un point de vue original sur une thématique complexe encore relativement neuve du champ de la traductologie et des études littéraires.
L’introduction présente les objectifs visés, pose le cadre de la recherche en retraçant un état des lieux de la critique sur la question de la traduction poétique et décrit pour chacun des poètes-traducteurs le contexte qui a vu naître leurs traductions respectives. L’auteur souligne d’emblée les différences entre Bonnefoy et Celan, autant sur le plan de l’ancrage et du contexte culturels que sur celui des enjeux personnels dans lequel s’inscrit le rapport à Shakespeare. La première partie de l’ouvrage est consacrée aux analyses des traductions principales des deux poètes-traducteurs (l’œuvre dramatique pour Bonnefoy, les sonnets pour Celan). Pour Bonnefoy, il ressort que le poète s’approprie un ensemble vaste de textes (les pièces), construisant de la sorte son propre « univers shakespearien ». Pour Celan, autant en ce qui concerne la sélection des sonnets à traduire que des traits stylistiques qui se dégagent de ses traductions, les choix qu’il opère révèlent ses propres préoccupations poétiques, biographiques et politiques. C’est pourquoi l’auteur écrit que les deux poètes traducteurs, à travers ces traductions, « négocient » leurs propres préoccupations. Dans la deuxième partie, l’auteur analyse la façon dont les deux auteurs conçoivent la traduction et lisent l’œuvre de Shakespeare. À travers l’étude d’autres aspects de l’œuvre des deux poètes, il met plus particulièrement en évidence pourquoi ils ont traduit Shakespeare. C’est là que des différences centrales se dégagent entre Bonnefoy et Celan : si l’analyse des essais du premier inscrit son rapport à la traduction de Shakespeare comme un rapport d’identification, pour le second, au contraire, la traduction se situe dans un « abîme » entre le traducteur et l’œuvre ou même l’auteur traduit. Chez Bonnefoy, tout est affaire de continuité, tandis que chez Celan, il s’agit d’explorer la radicalité de l’altérité. La troisième partie étudie les traductions plus marginales pour les deux poètes-traducteurs (les sonnets pour Bonnefoy, et des extraits d’une pièce de théâtre pour Celan), mais qui permettent de mettre en évidence de façon plus évidente les enjeux littéraires et personnels découlant des choix et des contextes dans lesquels s’inscrivent leurs traductions : Bonnefoy se confronte à de grands ensembles cohérents de l’œuvre de Shakespeare et ses traductions s’intègrent en quelque sorte dans son œuvre personnelle, tandis que Celan choisit des œuvres ou des extraits bien précis faisant écho à ses préoccupations personnelles, mais dans une forme de dialogue critique. La conclusion fait la synthèse des différents résultats, soulignant la complexité des dialogues entre les œuvres de ces auteurs et l’impossibilité de distinguer une influence nette du traduit sur le traduisant. Des documents et transcriptions, ainsi qu’une bibliographie consistante, viennent compléter l’ouvrage.
La structure de l’ouvrage est claire, le style agréable, le questionnement riche et vaste, l’auteur ne se limitant pas à étudier les traductions de Shakespeare par Bonnefoy et Celan et l’influence directe du poète élisabéthain sur leur œuvre. Il propose par ailleurs des analyses de textes encore non étudiés (comme la correspondance entre Celan et Dedecius). L’introduction théorique demanderait peut-être cependant quelques ajustements. Elle propose un point de vue sur la traduction pertinent (en posant notamment le statut non hiérarchique entre original et traduction), mais qui n’est guère nouveau (voir notamment les travaux de Berman, Meschonnic, Venuti, Weber Henking, Utz, Buffoni). Par ailleurs, l’auteur écrit que les ouvrages portant sur une étude de poètes-traducteurs sont peu nombreux et qu’il n’existe pas d’approche traductologique ni d’outils d’analyse appropriés pour aborder les questions posées par ce type d’étude. Ces propos sont à nuancer, l’auteur fait en effet l’impasse sur certains ouvrages proposant une approche traductologique et s’attarde peu sur d’autres qu’il cite brièvement, et qui auraient pu enrichir son approche des textes. Par ailleurs, il ne propose rien lui-même, dans sa partie d’analyse, pour pallier cette « lacune ». Une autre faiblesse peut être le manque d’éléments donnés sur les textes originaux lors des analyses, même si l’auteur annonce clairement le souhait de mettre l’accent sur les traductions. De bonnes synthèses viennent clore chaque partie ou chapitre, qui reviennent sur les résultats, sans éviter toutefois quelques répétitions. En dépit de ces quelques bémols, on ne peut que recommander vivement cet ouvrage à qui s’intéresse à la traduction de la poésie, ou à l’un des trois auteurs dont il est question.
27 avril 201527(1) - 2015