35(2) - 2023

Fournier-Guillemette, R. (2022). Traductions et métraductions de Jane Austen : effacement et survivance de la voix auctoriale. Les Presses de l’Université d’Ottawa

Compte rendu par Klara Boestad


Formuler une évaluation critique d’une traduction n’est jamais chose aisée. Plus le texte source présente de complexité interprétative, comme c’est le cas dans de nombreuses œuvres littéraires, plus la tâche est hasardeuse… Mais tous les textes littéraires ne se valent pas, et rares sont les autrices et les auteurs qui ont cultivé l’ambivalence dans leur propos avec autant de soin que la romancière britannique Jane Austen. C’est dire la taille du pari qu’a fait Rosemarie Fournier-Guillemette dans sa recherche doctorale, défendue en 2019 et publiée en 2022 aux Presses de l’Université d’Ottawa sous le titre de Traductions et métraductions de Jane Austen : effacement et survivance de la voix auctoriale. Dans ce texte riche et complexe, qui s’adresse à un public de spécialistes, Fournier-Guillemette mène une analyse diachronique des traductions françaises de trois romans d’Austen (Northanger Abbey, Pride and Prejudice et Persuasion) en puisant dans les ressources méthodologiques, théoriques et idéologiques combinées de la traductologie, de la narratologie et des études féministes.

Sa recherche s’inscrit dans le sillage de deux autres thèses, qui se sont attelées à la tâche d’étudier la traduction et la réception de l’œuvre d’Austen dans la francophonie : celles de Valérie Cossy (2006) et de Lucile Trunel (2010). À l’instar de Cossy, Fournier-Guillemette ancre fermement sa recherche dans le domaine de la traductologie, et notamment de l’évaluation des traductions ; mais là où Cossy se penche sur un corpus synchronique et limité à une région culturelle particulière (les premières traductions de Jane Austen en Suisse dans la première moitié du XIXe siècle), Fournier-Guillemette nous présente une étude diachronique, qui prend en compte toutes les traductions francophones des romans d’Austen. En cela, sa recherche se rapproche de celle de Trunel, qui cherche à appréhender la réception de l’œuvre d’Austen en France par le biais de son histoire éditoriale.

Forte de ce double héritage, Fournier-Guillemette analyse la restitution en français de la « voix auctoriale »  d’Austen dans le but d’y trouver un éclairage sur la réception de son œuvre en France. L’approche, qui applique la réflexion traductologique à un vaste corpus diachronique, est ambitieuse, novatrice et hautement pertinente. En effet, toute évaluation de traduction se fonde par nécessité sur l’analyse du texte source. Or, ainsi que le rappelle d’emblée Fournier-Guillemette, l’œuvre de Jane Austen « est tant imprégnée d’ironie et d’ambiguïté qu’elle donne lieu à une multitude d’interprétations de diverses allégeances » (p. 2). Les passages empreints d’ironie et d’ambiguïté foisonnent, notamment lorsque la « voix auctoriale » remonte à la surface du texte, pour y devenir un enjeu central de son interprétation et, partant, de sa traduction et réception en France. La difficulté de la recherche entreprise par Fournier-Guillemette est donc double : d’une part, elle se fonde sur des textes sources ambigus ; d’autre part, elle porte sur un vaste corpus de traductions qui ont été réalisées, publiées et, pour certaines, rééditées à différentes époques, et qui ont eu une influence plus ou moins grande sur la réception de l’œuvre d’Austen dans la francophonie.


Composition de l’ouvrage

Fournier-Guillemette articule son ouvrage en deux grandes parties. Dans la première, elle présente les éléments théoriques et contextuels qui forment le fondement de son analyse. Il y est notamment question de littérature féminine et féministe, et de l’évolution éthique et idéologique de la pratique traductive en France depuis le XIXe siècle. La seconde partie est consacrée à l’analyse des traductions et au bilan de la recherche ; elle présente en outre un travail de recherche approfondi sur les traductions étudiées, sur leurs autrices et auteurs, et sur le contexte de leur production.

La partie théorique de l’ouvrage met en évidence la rigueur du travail de recherche documentaire et l’esprit de synthèse de l’autrice. Fournier-Guillemette y agence avec adresse les apports des différentes disciplines sur lesquelles elle fonde sa recherche pour les focaliser efficacement sur son objet d’étude. Outre les travaux de Cossy et de Trunel, la chercheuse tisse une toile de fond théorique solide sur la base des écrits de nombreux traductologues de renom (Bellos, Benjamin, Berman, Chesterman, Even-Zohar, Gambier, Ladmiral, Meschonnic, Mounin, Nida, Steiner et Venuti) ainsi que de théoriciens de la littérature et du discours. Elle y annonce également une posture personnelle : celle de reconnaître à Austen un discours féministe précurseur (p. 3). C’est là notre principale réserve concernant sa recherche : malgré sa promesse d’« étayer chacune de [ses] propositions », il nous semble que Fournier-Guillemette n’assoit pas cette interprétation sur une argumentation suffisamment approfondie au regard de la précédence qu’elle lui accorde dans son analyse des traductions. Une autre question épineuse est un peu rapidement évacuée dans une note de bas de page (p. 83) : celle de l’intention de l’auteur et de la distinction entre l’auteur historique, la voix de l’auteur dans le texte et le narrateur. Le manque de clarté sur ces points nuit à l’analyse des traductions, par ailleurs fort rigoureuse.

La partie analytique porte sur les quatre traductions françaises de Northanger Abbey et une sélection de quatre traductions françaises de Pride and Prejudice et de Persuasion. Pour chacun de ces romans, Fournier-Guillemette étudie une traduction datant de la première moitié du XIXe siècle, une traduction de la première moitié du XXe siècle et les deux traductions publiées chez Gallimard au XXIe siècle. Particulièrement réussies, la sélection de ces textes et la présentation de leurs caractéristiques et de leurs traducteurs enrichissent significativement l’analyse. L’analyse porte sur une poignée d’extraits qui illustrent les différentes expressions de la voix auctoriale d’Austen et l’effet des diverses traductions sur cette dernière. À l’aide de ses sources sur l’histoire éditoriale des traductions de Jane Austen et sur l’évolution des pratiques traductives au cours des deux derniers siècles, Fournier-Guillemette nous livre une analyse diachronique profonde et très convaincante, dont les conclusions sont toujours ramenées à l’objet d’étude de la recherche : la traduction de la voix auctoriale. Malgré quelques faiblesses – le lien entre l’analyse d’un passage et la voix auctoriale n’est pas toujours clair –, la présence de ce fil rouge dans le texte rend la lecture fluide et l’argumentation solide.

La conclusion et les annexes présentent une douzaine de tableaux et de graphiques qui représentent les données recueillies et les résultats de l’analyse sous différents jours. Les graphiques seraient sans doute intéressants pour le lecteur s’ils avaient été imprimés en couleur. En l’état, ils sont, pour certains, très difficiles à déchiffrer. En annexe, une série de tableaux présentent toutes les traductions des romans d’Austen en français, avec plusieurs données paratextuelles (traducteur, titre de la traduction, date de publication, date de réédition, éditeur) et feront le bonheur de tout chercheur qui s’intéresse à la traduction des œuvres de cette grande autrice.

Remarques finales

En proposant une analyse diachronique poussée des traductions de plusieurs romans d’Austen, cet ouvrage remarquable apporte de nombreux éclairages sur la question de la traduction de la voix auctoriale, mais aussi sur les contextes dans lesquels Austen a été traduite vers le français. Il illustre la difficulté et le mérite de l’approche diachronique : celle-ci permet non seulement d’approfondir l’analyse des textes, mais aussi de comprendre la réception des traductions dans la langue-culture cible et d’observer la dynamique entre les textes traduits, retraduits, et réédités.

Malgré sa richesse et sa technicité, ce texte soigné est très fluide et accessible. En dépit de quelques faiblesses méthodologiques, il s’agit là indubitablement d’une nouvelle référence incontournable sur la traduction française des romans de Jane Austen, et d’un ouvrage d’une grande pertinence pour la recherche sur la traduction littéraire, la traduction de l’ironie et celle du discours indirect libre.


Bibliographie

Cossy, V. (2006). Jane Austen in Switzerland: a study of the early French translations. Slatkine.
Lanser, S. S. (1992). Fictions of Authority: Women Writers and Narrative Voice. Cornell University Press.
Trunel, L. (2010). Les éditions françaises de Jane Austen, 1815-2007 : l’apport de l’histoire éditoriale à la compréhension de la réception de l’auteur en France. Honoré Champion

 

DOI 10.17462/para.2023.02.12

25 octobre 2023
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