28(2) - 2016

Miller, Donna R. & Monti, Enrico (dir.). (2014). Tradurre figure – translating figurative language. Bologna : Bononia University Press

Compte rendu par Rovena Troqe

Cet ouvrage collectif recueille les actes d’un colloque organisé par le Dipartimento di Lingue e Letterature Straniere Moderne de l’Université de Bologne en décembre 2012. Les deux éditeurs, Donna R. Miller, spécialiste en linguistique systémique fonctionnelle, et Enrico Monti, spécialiste en traduction des métaphores en littérature, réunissent 30 contributions dites originales sur la traduction interlinguistique du langage figuré. L’objectif est d’envergure : démontrer la diffusion du langage figuré dans tout type de discours et non seulement dans les textes littéraires, comme le veut par contre une idée reçue ; identifier la complexité et les implications interculturelles du sens figuré et les difficultés que ces aspects posent aux traducteurs ; présenter ces problématiques par des approches se situant sur un horizon interdisciplinaire (linguistique, littérature, traductologie, sémiotique) ; mettre en avant la diversité des cadres de recherches appliqués au langage figuré (stylistique, lexicographie, sémantique cognitiviste, didactique, études comparatives ou par corpora, etc.) ; témoigner des problèmes de traduction dans un large éventail de paires de langues (allemand, anglais, chinois, français, grec, hongrois, islandais, italien, latin, roumain, tchèque, etc.).

La publication est structurée en trois parties thématiques : la théorie, la traduction spécialisée et la traduction littéraire.

Dans la première partie, on retrouve des contributions qui s’attèlent à l’analyse théorique du langage figuré, en particulier de la métaphore.

Prenant comme point de départ le rapport entre le langage verbal et les images et les difficultés qui surgissent dans le passage d’un système sémiotique à l’autre, Umberto Eco se penche sur le fonctionnement des figures du discours, telles que l’ekphrasis, l’hypotypose et la métaphore. Le sémioticien réitère ici des propos théoriques déjà tenus dans ses écrits précédents et qui peuvent être résumés ainsi : la traduction de ce type de figures pose comme problème la restitution d’un contenu visuel, dans le cas de l’ekphrasis et de l’hypotypose ou le problème de la recréation des mêmes effets en langue d’arrivée, dans le cas de la métaphore.

La contribution de Gerard Steen est entièrement consacrée à l’étude de la métaphore, à sa définition en perspective cognitivo-linguistique et communicative. En adoptant une approche comparatiste, l’auteur analyse les écarts de traitement des métaphores dans des textes traduits et explique ces différences, en partie, par la typologie des métaphores. Selon Steen, les langues sont caractérisées par un emploi massif des métaphores, toutefois, il est important de distinguer des métaphores conventionnelles qui ne sont pas reconnues comme telles et, des métaphores conceptuelles qui créent un rapprochement des traits d’un domaine conceptuel source avec un autre domaine conceptuel cible. Cette dernière catégorie de métaphore opère au niveau de la langue, de la pensée et de la communication, est reconnue en tant que métaphore par le récepteur, et est donc délibérée. G. Steen fournit un protocole de reconnaissance des métaphores et, sur présentation de plusieurs exemples, en conclut que certains traducteurs adoptent des libertés qui ne seraient pas justifiables par d’éventuelles difficultés posées par les métaphores, qu’elles soient délibérées ou non-délibérées.

En se fondant sur ses travaux précédents, Zoltán Kövecses donne un aperçu des mécanismes caractérisant un système conceptuel et des processus cognitifs régissant la métaphore. Les procédés métaphoriques permettent de mieux saisir des concepts abstraits en les reliant à des concepts concrets et en les opérationnalisant en contexte. Les modalités de conceptualisations métaphoriques varient en fonction de plusieurs paramètres, en particulier en fonction des expériences (la compréhension du contexte, la mémoire, les intérêts, etc. aux niveaux individuel et social) et des styles cognitifs (les préférences pour certains processus de conceptualisation). Dans le respect du principe de cohérence, les expériences et les styles cognitifs s’adaptent également au contexte de communication. En effet, les contextes ont un impact sur la sélection et déterminent la génération de métaphores inédites. L’auteur montre que la formulation des métaphores conceptuelles est assujettie aux contextes culturels et que le traducteur doit prendre en considération le sens littéral plus spécifique, le sens figuré et connotatif, ainsi que le sens général de la métaphore conceptuelle sous-jacente. Ainsi, même dans les cas où deux langues partagent la même métaphore conceptuelle, la traduction peut mobiliser de différentes formulations ; une situation idéale se réalise quand la traduction reproduit les mêmes correspondances conceptuelles et dégage les mêmes connaissances de la métaphore de départ.

Stefano Arduini esquisse l’histoire de la traductologie et celle de la linguistique cognitive pour montrer que, même si ces deux études ne se sont pas croisées, leur rencontre peut générer de nouvelles pistes de recherche. En dépit du fait que les études en traductologie aient systématiquement négligé la dimension cognitive du sens figuré et sa capacité de construire la réalité, l’intérêt accru envers les études cognitives peut aider à adopter des choix traductifs qui respectent les différentes représentations culturelles du monde, véhiculées par les métaphores. Dans un esprit pluridisciplinaire, Mark Shuttleworth illustre les affinités entre la traduction et la métaphore, les deux phénomènes se référant au concept de « transfert », et présente les points de divergence : la traduction porte sur la parole au sens saussurien et son étude se poursuit de manière programmatique (depuis Holmes), tandis que la métaphore porte sur la langue et est analysée par des chercheurs provenant de disciplines différentes. Tout en traçant les développements historiques des études sur la métaphore et celles sur la traduction, Shuttleworth montre qu’un espace disciplinaire au croisement de ces deux théories est encore à exploiter. En particulier, l’étude de la traduction des métaphores nécessite une attention spécifique pour rattraper un certain retard, mais aussi pour enrichir et pour tester les études descriptives et théoriques qui analysent et conceptualisent ce mécanisme discursif.

La deuxième section de l’ouvrage est consacrée à l’étude du langage figuré dans des textes de nature politique, journalistique, économique, financière, scientifique et de divulgation, en contexte de traduction et d’interprétation. Tout en appliquant la théorie de la métaphore conceptuelle de Lakoff et Johnson, Christina Schäffner et Luciana Sabina Tcaciuc présentent des études comparatives finalisées à l’analyse des stratégies traductives des métaphores. En particulier, Schäffner met en avant les aspects extratextuels et socioculturels qui influencent le texte cible, tels que les pratiques traductives (qui agit : journalistes ou traducteur), le temps en tant que contrainte, le medium (publication papier ou en ligne), la typologie textuelle (discours oral ou texte écrit). Schäffner problématise également la question de l’universalité des métaphores conceptuelles qui semblent être en fonction des contraintes discursives, sociales et culturelles. Mirella Agorni et Paolo Magagnin fondent leurs études sur les fonctions textuelles. Ce dernier propose un modèle « du processus traductif » exploitant les fonctions textuelles de Jakobson ainsi que le concept de lecteur modèle : il analyse la traduction en anglais des métaphores utilisées dans un discours oral par Hu Jintao pour commenter les transformations que la traduction opère par rapport à la fonction textuelle et au public cible. Agorni s’attarde sur les fonctions de la métaphore (fonction communicative, constitutive d’un discours, didactique et terminologique) au sein du langage spécialisé et son expression dans les termes techniques : par une expérience réalisée en cours de traduction anglais-italien avec la participation des étudiants, elle souligne le poids idéologique de la terminologie et l’importance d’adopter une stratégie traductive de médiation entre la reproduction des caractéristiques du texte source (ironie, polyphonie, etc.) et des préoccupations sur la réception du texte cible. Nicoletta Spinolo adresse la problématique de l’enseignement de la traduction du langage figuré par des étudiants d’interprétation de conférence (espagnol-italien) ; l’auteure démontre que l’utilisation spécialement d’une unité didactique détermine une réduction des erreurs d’interprétation de métaphores lexicalisées et métaphores filées. Se situant dans la linguistique systémique fonctionnelle, Yvonne Lindqvist et Marina Manfredi étudient les métaphores grammaticales. Manfredi intègre l’approche hallidayenne avec des concepts traductologiques tels que l’explicitation et le skopos ; dans l’analyse des métaphores dans un petit corpus de titres triés de textes scientifiques de vulgarisation, elle démontre que, même si la traduction semble confirmer dans la plupart des cas l’hypothèse de l’explicitation (de-métaphorisation), elle reproduit l’effet accrocheur (avec une re-métaphorisation). Dans l’étude d’un corpus de littérature non-fictionnel anglais-suédois (les livres de cuisine), Lindqvist applique la métaphore grammaticale de Halliday en tant que mécanisme sémiotique régulant la focalisation dans le texte, l’implication affective du lecteur et la distance sociale ; elle montre que ce dispositif discursif est moins fréquent dans les textes traduits et que ce résultat s’explique par le fait que la métaphore crée de la distance sociale, effet textuel qui contraste les efforts de politique linguistique appliquée en Suède visant à rendre le langage plus lisible et clair pour le lecteur.

La troisième section de l’ouvrage est consacrée à la littérature en prose, en vers et pour enfants. La plupart des cas d’études se basent sur une approche contrastive et glosent des exemples de traduction problématique du langage figuré (la polyphonie, le calembour, le palindrome, la répétition, le culturème, mais souvent la métaphore) tirés d’un ouvrage (Pinocchio, le recueil de proverbes en napolitains de Basile, les poèmes des auteurs afro-américains Troupe et Daa’ood, etc.) ou d’un écrivain spécifique (Anne Hébert, Alice Munro, Erri de Luca, Evgenij Zamjatin, etc.). Certaines contributions s’attardent sur les difficultés posées par des utilisations programmatiques de la langue dans le cadre d’une poétique spécifique. Par exemple, Fabio Regattin et Franco Nasi examinent les effets d’étrangement et de nouveauté déterminés par une recontextualisation et une revivification de la langue (ex. : les jeux de mots, les emplois au pied de la lettre des expressions idiomatiques, les néologismes, etc.) par l’écrivain B. Vian et par le poète Roger McGough et démontrent comment ces effets de style sont pris en charge par les traducteurs. En particulier Regattin enrichit sa critique de deux versions italiennes de l’oeuvre L'Écume des jours par des éléments socio-économiques et par le statut des traducteurs. Deux contributions méritent d’être mentionnées en particulier pour leur portée méthodologique et la volonté de dépasser une optique contrastive visant à répertorier les asymétries dans les traductions : les études de Renata Kamenická et de Jane Helen Johnson. L’objet de Johnson est le repérage des traits caractérisant un style littéraire et en particulier des emplois singuliers du langage figuré : l’analyse porte sur un corpus parallèle de seize romans de Grazia Deledda et des traductions en anglais, ainsi que sur un corpus comparable de littérature italienne de la même époque ; des outils de traitement de corpora permettent d’identifier la fréquence des marqueurs lexicaux signalant des analogies ou des analogies métaphorisantes et de faciliter l’analyse qualitative au niveau de la phrase ou du paragraphe, mais également d’appuyer ou d’infirmer les critiques littéraires. L’analyse de Kamenická porte sur des processus de standardisation ou de dynamisation du langage figuré dans des passages littéraires de nature descriptive ; les résultats de l’étude par corpus de sept romans et récits en anglais (Joseph Conrad, Nathaniel Hawthorn, Jamaica Kincaid et Kiran Desai) et de leur traduction en tchèque montrent une régularité des cas de standardisation ou de rupture de constructions figurées dans des passages descriptifs. Cette donnée s’explique, selon l’auteur, par une analyse du contexte littéraire tchèque, orienté vers une réduction des descriptions statiques considérées comme impopulaires et une valorisation d’éléments dynamiques, tels que la narration et l’argumentation. Cette explication est appuyée par des cas de traductions qui recréent et dynamisent les descriptions du texte original.

Dans son ensemble, l’ouvrage apporte une réflexion approfondie sur la nature du langage figuré, même s’il s’attarde sur des études orientées principalement vers la métaphore et ne fait que confirmer les progrès théoriques ou méthodologiques en traductologie. Toutefois, la variété des cas d’études, des paires de langues et des typologies textuelles représente une véritable valeur ajoutée, ainsi qu’une importante source d’inspiration pour de nouvelles pistes de recherche pour ceux qui s’intéressent au langage figuré.

DOI 10.17462/para.2016.02.09

18 octobre 2016
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