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Cedergren, Mickaëlle & Lindberg, Ylva (2023). Le transfert des littératures francophones en(tre) périphérie. Pratiques de sélection, de médiation et de lecture. Stockholm University Press.

Book review by Klara Boestad

 

Comment les littératures francophones d’Europe de l’Ouest et d’Afrique du Nord sont-elles importées en Suède ? Qui sont les agents et quelles sont les dynamiques derrière le choix des auteurs qui feront le voyage vers le grand Nord et des sentiers qu’ils suivront ? C’est à cette question que Mickaëlle Cedergren, professeure de littérature de langue française à l’Université de Stockholm (Suède), cherche à répondre dans sa dernière monographie en date, Le transfert des littératures francophones en(tre) périphérie. Pratiques de sélection, de médiation et de lecture (2023). Cette recherche, publiée aux Presses universitaires de Stockholm, a été écrite avec le concours d’Ylva Lindberg, professeure en science de l’éducation à l’Université de Jönköping (Suède) et collaboratrice de longue date aux travaux de Cedergren. L’ouvrage est préfacé par Véronique Porra, professeure en littérature française à l’Université Johannes Gutenberg de Mayence (Allemagne).

Ancrée dans le domaine d’étude des transferts culturels, cette étude passe à la loupe les transferts littéraires du Maghreb et de l’Europe occidentale vers la Suède entre 1989 et 2019, en se concentrant tout particulièrement sur deux modes de transfert : la traduction et la réception dans la presse. Cedergren et Lindberg y mènent une analyse rigoureuse, dont la complexité tient autant au grand nombre de données qu’à la variété des configurations employées pour étudier ces dernières ; les autrices font pleinement usage des atouts de l’approche mixte, qui conjugue les outils des méthodes quantitatives avec l’analyse de l’approche qualitative. Les nombreux tableaux et graphiques, qui présentent les données sous différents jours et sont accompagnés d’explications précises et d’analyses quelque peu répétitives, mais toujours pertinentes et pointues, témoignent de l’ampleur du travail effectué sur les données.

Un grand soin a également été apporté à l’élaboration, à la description et à la justification de la méthodologie. Cette dernière est tout d’abord décrite en détail dans une partie qui lui est consacrée (pages 46 à 64), mais elle fait l’objet d’explications ultérieures à de nombreux autres endroits du texte, pour clarifier certains résultats ou pour justifier le traitement réservé à certaines données. La présentation de l’état de la littérature et l’inscription de cette étude dans la recherche actuelle n’est pas en reste : une trentaine de pages sont consacrées au passage en revue des recherches antérieures dans le domaine et à l’établissement du cadre théorique de l’étude. Il y est question des transferts culturels (sur la base des travaux d’Espagne et de Werner, naturellement, mais aussi de Broomans, de Sapiro, de Meylaerts, d’Hulst et de Verschaffel) ainsi que de la dichotomie centre-périphérie appliquée aux transferts (d’après Bourdieu, Casanova, Heilbron, Sapiro, Verstraete-Hansen et Lievois, entre autres). En effet, cette étude prend comme cadre problématisant le paradigme qui définit certaines régions linguistiques et culturelles comme « centrales » et d’autres comme « périphériques ».


Une étude innovante du transfert culturel entre (semi-)périphéries

Dans leur étude, Cedergren et Lindberg passent en revue les œuvres de littératures francophones1 transférées vers l’univers culturel suédois entre 1989 et 2019. Pour ce faire, elles ont recensé les auteurs qui ont été traduits et/ou qui ont fait l’objet d’une couverture médiatique (même ténue) dans la presse suédoise. Elles n’ont finalement retenu pour leur projet que les auteurs d’origine d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Ouest (hors France), en raison du nombre significativement inférieur de transferts en provenance de l’Amérique du Nord, troisième pôle de production littéraire francophone.

Ces régions émettrices de littérature sont considérées comme des périphéries culturelles et linguistiques de la France métropolitaine et, surtout, du centre parisien, qui concentre le pouvoir de consacrer – ou non – les œuvres littéraires issues aussi bien du centre que de la périphérie francophone. Cependant, le fait que ces littératures sont écrites en langue française, la langue du centre parisien, leur confère un statut en quelque sorte hybride à l’échelle mondiale, que Cedergren et Lindberg appellent « semi-périphérique », selon la terminologie de Verstraete-Hansen et Lievois (2023). En considérant leur traduction et/ou réception en Suède, Cedergren et Lindberg étudient le transfert culturel de semi-périphérie à semi-périphérie (la Suède étant également considérée comme occupant une position intermédiaire entre centre et périphérie au sein de la littérature mondiale ; voir Edfeldt et al., 2022) : ce cadre est une des innovations principales de cette recherche, et il s’avère très fertile.

Au cours des chapitres d’analyse (pages 143 à 184 et 185 à 210), qui décortiquent et réassemblent les données récoltées et se consacrent longuement aux modalités du transfert culturel entre les régions étudiées, plusieurs constats sont formulés et confrontés les uns aux autres selon des critères très variés : les différentes époques historiques et culturelles auxquelles les œuvres ont été écrites, le genre sexué des auteurs, le genre littéraire des œuvres concernées, la relation entre le nombre de traductions et la couverture médiatique reçue, et bien d’autres encore. Les hypothèses et analyses qui découlent de ces observations sont souvent aussi convaincantes qu’elles sont intéressantes. À l’appui d’une palette de concepts qu’elles utilisent pour catégoriser les phénomènes qu’elles décrivent2, les autrices parviennent non seulement à repréciser et à illustrer ces notions, mais également à mettre au jour l’enchevêtrement des dynamiques à l’œuvre dans le transfert culturel entre semi-périphéries. Elles soulignent notamment le double-jeu auquel se livre la semi-périphérie réceptrice (en l’occurrence, la Suède), pour laquelle ces transferts sont l’occasion non seulement d’attirer l’attention sur des auteurs issus de la (semi-)périphérie et d’enrichir la littérature mondiale en consacrant leurs œuvres, mais aussi de se placer sur la scène internationale comme autorité consacrante et innovante. Ce faisant, elle augmente le prestige de ses propres culture et littérature nationales, tout en concourant à l’évincement des centres historiques de pouvoir consacrant.

Autre exemple de constat qui pourrait donner lieu à des prolongements innovants : grâce à leur analyse qualitative de la réception des œuvres, Cedergren et Lindberg parviennent à mettre en lumière une différence de traitement envers les œuvres issues d’Europe de l’Ouest par rapport à celles qui viennent d’Afrique du Nord. Alors que, pour les premières, l’intérêt littéraire de l’œuvre est souvent mis en avant lors de sa réception, pour les secondes, le discours porte très peu sur la littérarité des textes, et bien plus sur le contexte culturel et politique de production de l’œuvre. Ainsi, les autrices constatent que, même au sein d’un corpus composé uniquement d’œuvres issues des semi-périphéries, les motivations et les modalités de transfert ne sont pas les mêmes.


Remarques finales

Le projet de Cedergren et Lindberg est plus ambitieux qu’il n’y paraît au premier regard, mais les autrices se montrent à sa hauteur et publient dans cet ouvrage une étude innovante et rigoureuse, non sans implications pour la sociologie de la traduction littéraire, et qui enrichit indubitablement la recherche sur les transferts culturels. Si la lecture de certains chapitres très denses est parfois laborieuse, cela est surtout dû à la taille du corpus et à la structure de l’argumentation, qui est propice aux répétitions. Par ailleurs, une relecture plus soignée de la part de l’éditeur aurait profité au texte : les coquilles importantes n’y sont pas rares, et la bibliographie est incomplète. À tous autres égards, il s’agit-là d’une recherche notable, rendue d’autant plus pertinente par l’annonce d’un regain de projets bilatéraux entre la Suède et la France en janvier 2024, qui viendra sans doute renforcer l’intérêt du public suédois pour la littérature française, mais peut-être aussi pour la littérature de langue française.


Références

Casanova, P. (2002). Consécration et accumulation de capital littéraire : la traduction comme échange inégal. Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 144, 7-20. https://doi.org/10.3406/arss.2002.2804
Edfeldt, C., Falk, E., Hedberg, A., Lindqvist, Y., Schwartz, C. & Tenngart, P. (2022). Northern crossings: Translation, circulation and the literary semi-periphery. Bloomsbury. https://doi.org/10.5040/9781501374272
Roig-Sanz, D. & Meylaerts, R. (dir.). (2018). Literary translation and cultural mediators in ‘peripheral’ cultures : Customs officers or smugglers ? Palgrave Macmillan. https://doi.org/10.1007/978-3-319-78114-3   
Verstraete-Hansen, L. & Lievois, K. (2023). La littérature francophone subsaharienne en traduction : Proposition pour l’étude de la circulation d’une littérature « semi-centrale ». Meta, 67(2), 297-320. https://doi.org/10.7202/1096257ar

1 Les autrices font la distinction entre « littérature française » (issue du centre, de la France métropolitaine), « littératures francophones » (issues d’autres régions) et « littérature de langue française » (l’ensemble de ces productions littéraires).

2 Nous pensons notamment à la dichotomie entre les médiateurs culturels considérés comme « douaniers » et ceux qui sont considérés comme « contrebandiers » (Roig-Sanz & Meylaerts, 2018) ainsi qu’à la « traduction-accumulation » et à la « traduction-consécration » de Casanova (2002).

 

DOI 10.17462/para.2024.02.13

April 2, 2024
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