Martina Della Casa, Enrico Monti & Tatiana Musinova (dir.). (2024). Traduire la littérature grand public et la vulgarisation. 296 pages. Paris : Orizons-Universités. ISBN : 979-10-309-0495-6.

Book review by Yves Gambier

L’ouvrage passé maintenant en revue aborde deux problématiques, différentes en termes de production, de diffusion, de légitimation… et aussi d’ancienneté. Si la vulgarisation est plutôt récente dans le domaine de la traductologie (depuis les années 1980), la littérature dite de grand public ne date pas d’aujourd’hui : qu’on se réfère par exemple aux feuilletons parus dans la presse au 19ème s., aux romans policiers, à la bande dessinée… traduits depuis plusieurs décennies déjà (voir Fólica et al., 2020 ; Zanettin, 2021). La genèse du projet est assez simple : les 16 contributions rassemblées dans ce volume ont été présentées à un colloque organisé à Mulhouse (Université de Haute Alsace) les 4-5 avril 2019, sous les auspices du Réseau thématique international « Traduction comme moyen de communication interculturelle » qui rassemble quatre universités (Mulhouse, Cracovie, Lille et WrocŁaw). Ces contributions auraient été évaluées en double aveugle avant leur publication.

Dans leur introduction, les éditeurs se sont évertués à préciser les deux problématiques précitées, sans vraiment convaincre. S’adresser à un lectorat large suffit-il à les réunir ? Le succès public est une notion de marketing, de statistiques commerciales. S’agit-il de « genres mineurs, avec un stigmate de simplification, voire de banalisation », exclus des études universitaires ? À un moment où l’accessibilité des données, des informations, des connaissances devient un enjeu sociétal, où la vulgarisation scientifique fait partie des défis de toute communication plus ou moins spécialisée, il n’est plus rare dans les études sur les médias, en traductologie, dans les travaux sur l’interculturel, etc. de traiter de la traduction intralinguistique (reformulation, réécriture), de la traduction intersémiotique. On peut d’ailleurs s’étonner de ne pas trouver d’analyses de chroniques de YouTube, de sites Web vulgarisant des informations scientifiques, techniques, médicales, juridiques, etc. On reviendra sur ce point. 

On peut traduire un texte déjà vulgarisé ou être amené à traduire et à vulgariser un document en langue étrangère, comme un interprète de communauté traduit pour le médecin et explicite, vulgarise aussi pour le patient. Une différence indiquée entre vulgarisation et littérature grand public est le fait que cette dernière ne procèderait pas d’une réécriture : un roman dit populaire, un best-seller, un roman policier, un livre de science-fiction et autres formes longtemps étiquetées comme paralittérature seraient directement élaborées, sans phase intermédiaire. C’est négliger toutes les productions de traduction inter-épistémique (Bennett, 2024), de transculturalité, de transmédia, où un ouvrage peut être filmé, devenir un jeu vidéo, avoir une suite cinématographique (remakes, sequels/suites, spin off/séries dérivées, reboots, adaptations, recontextualisations), où un film peut être novellisé, etc. De telles séries continuent, amplifient, défient un récit antérieur devenu populaire. Qu’on pense à Tarzan, Aliens, Terminator, Spiderman, Superman, Batman, Star Wars, Mad Max, Bambi, Halloween, Indiana Jones, Lord of the Rings, etc.    

L’ouvrage est structuré en cinq parties dont on ne voit pas toujours le lien entre elles. Les deux textes des « Approches théoriques » (pp. 29-60) tentent de cerner la « vulgarisation » mais pour mieux botter en touche puisque toute traduction technique serait une opération (masquée) de vulgarisation, le traducteur se faisant « vulgarisateur » sous prétexte qu’il vise une lisibilité appropriée pour un certain lectorat (avec ses motifs, ses besoins, ses compétences, ses attentes), une explicitation qui tend à réduire l’effort cognitif des lecteurs. Bref, entre Skopos et théorie de la pertinence, la traduction serait une médiation toujours vulgarisatrice. Reste que le lectorat reste une notion floue : si je traduis un texte médical (par ex. sur l’accouchement), ne faut-il pas distinguer l’interaction entre médecins, celle entre médecin et infirmières/sages-femmes, et celle entre ces dernières et la patiente, la future mère ? (cf. Hill-Madsen, 2022). Si je traduis un document sur les trous noirs dans l’espace, la « vulgarisation » est-elle de même nature si le texte est publié dans un magazine scientifique à grand tirage, comme information sur un site Web, lors d’une exposition dans un musée, pour un documentaire télévisé ? 

Tandis que les actualités abondent en thèmes scientifiques (changement climatique, pesticides, plastiques dans les océans, épidémies diverses, biodiversité, faune en danger d’extinction, eaux polluées, etc.) et que les supports médiatiques sont plus nombreux, on aurait pu s’attendre à d’autres analyses qu’aux seules approches pragmatiques, comme le proposent les quatre textes de la troisième partie sur la « Vulgarisation scientifique » (pp. 119-163). Certes, il y a référence aux paratextes, aux stratégies d’adaptation macro-textuelle dans un cas (celui des traductions de Explaining Culture de D. Sperber) mais on reste sur sa faim sur ce « public généraliste » qui aurait été visé dans la traduction en français. Il y a aussi référence au dialogisme interlocutif dans le chapitre sur la traduction en russe d’un ouvrage sur l’hépatite C pour les nuls (2005), mais qui sont les destinataires et comment peut-on garantir que les « larges groupes de public » ont accès à toutes les informations transmises ? En outre, il y a un chapitre sur l’image de l’auteur (réel, public, implicite, perçu) comme facteur stratégique, comme autorité dans la traduction d’ouvrages dits de vulgarisation – l’auteure même de l’article étant partie prenante de son objet d’analyse. Enfin, le prisme des métaphores suffit-il à éclairer la stratégie de traduction et de vulgarisation d’un best-seller international en physique ? On a là beaucoup de contextualisation pour expliquer trois brefs exemples analysés. Les études de cas de cette troisième partie, pour intéressants qu’ils soient, laissent dubitatifs, nous prenant dans un cercle vicieux où la vulgarisation est une catégorie a priori plus que le résultat de stratégies spécifiques. 

Dans les quatre contributions des « Approches historiques » (pp. 61-118), deux s’appuient sur les paratextes, les deux autres s’interrogeant sur les modalités de traduction d’une part dans une revue de propagande et d’autre part dans un corpus de livres documentaires en lien avec l’éducation sexuelle. À part la première intervention qui porte sur la littérature mondiale canonique parue dans des collections de traduction « grand public » en Roumanie (notamment entre 2009 et 2019), les trois autres réfèrent à la Pologne (au 18ème s. et dans la seconde moitié du 20ème s.). L’ensemble propose des analyses cohérentes, parfois assez systématiques, jetant un regard contextualisé sur les effets et moyens de la vulgarisation, y compris quand elle dissémine les œuvres illustres de la littérature mondiale.

La quatrième section, avec quatre exposés, porte délibérément sur la « littérature grand public » (pp. 185-246) : elle est plutôt sociologisante, mettant en relation un cas et l’histoire – un roman policier, à la fois roman noir et polar rétro, dans le contexte des années 1930, traduit en polonais ; une enquête sur deux auteurs mineurs, dans les années 1930-1950 ; un best-seller de littérature féminine, paru en 2005, notamment sur son vocabulaire érotique et les mots français qu’il utilise ; et l’impact de la rubrique culture dans la presse italienne (1997-2007) sur le marché du livre en Italie (seule contribution en anglais dans tout le volume). On peut se demander le rapport de chacun de ces textes avec la double problématique du livre, si ce n’est à travers la notion de « grand public » qui reste bien évanescente. 

Enfin, la dernière partie (pp. 247-274) laisse la parole à deux traducteurs – l’un s’adonnant à des best-sellers de l’italien vers l’arabe, l’autre rapportant son expérience dans un bunker ou lieu tenu secret dans lequel des traducteurs de diverses langues traduisent un futur best-seller avant sa sortie planétaire, c’est dire comment certains éditeurs arrangent le travail à l’isolement de ces traducteurs, forçats du 21ème s. Ce témoignage est détaillé et non sans ironie mais pourquoi a-t-il sa place dans un tel ouvrage ? Un best-seller planifié ne rencontre pas forcément le « grand public ». 

L’ensemble se termine par des notes bio-bibliographiques (pp. 275-280), sauf sur l’éditrice M. Della Casa, suivies d’un index bienvenu de noms propres (pp. 281-287) et d’une bibliographie très sélective (pp. 289-292) sur la traduction de la littérature grand public et de la vulgarisation (24 titres pour cette dernière sur un total de 42 références). À noter que le numéro spécial de Parallèles, 27(1) de 2015, issu du colloque Traduire pour le grand public, y est cité.   

Que conclure ? L’ouvrage recensé présente beaucoup de textes, plusieurs à l’analyse limitée. Certains aspects de la vulgarisation n’ont pas été abordés, comme les discours (administratifs, juridiques, institutionnels) transformés en langue « simple », claire, la vulgarisation scientifique à l’ère du numérique, le journalisme scientifique, les livres scientifiques pour les enfants et les adolescents, les revues dites de vulgarisation scientifique, les chercheurs soucieux de vulgariser, de disséminer leur savoir, comme Albert Jacquard pour la génétique, Hubert Reeves pour l’astrophysique, Stephen Hawking, Brain Greene, etc. Une édition plus rigoureuse et sélective aurait sans doute permis d’avoir des chapitres plus réflexifs, ne prenant pas pour argent comptant les notions de vulgarisation, de grand public (non spécialisé ?), de populaire, etc. Suite à la lecture du volume, il est difficile de voir la convergence (éventuelle) entre la traduction technique, la vulgarisation scientifique, la traduction des best-sellers… qui peuvent devenir des œuvres canoniques, classiques, légitimées tôt ou tard, grâce en particulier à leurs traductions. En outre, l’absence de références et d’analyses à la dimension multimodale de la plupart des vulgarisations d’aujourd’hui (cf. Gambier, 2019) enlève une certaine pertinence à l’ensemble publié. L’ouvrage aurait pu se donner une postface pour se réinterroger sur son titre. Et si la distinction vulgarisation/ littérature grand public ne tenait plus ? Et si la prétendue opposition, longtemps dominante en traductologie, entre traduction pragmatique (vulgarisatrice ou pas) et traduction littéraire/ traduction d’édition était devenue opaque, obsolète ?     


Références

Bennett, K. (2024). Popular science as inter-epistemic translation: a case study. The Translator 30 (3), 407-421. https://doi.org/10.1080/13556509.2024.2350221 

Fólica, L., Roig-Sanz, D., & Caristia, S. (dir.). (2020). Literary translation in periodicals. John Benjamins. https://doi.org/10.1075/btl.155 

Gambier, Y. (2019). Traduction et vulgarisation. De la métaphorisation à la dissémination. Parallèles, 31(1), 42-56. http://dx.doi.org/10.17462/para.2019.01.05 

Hill-Madsen, A. (2022). Transformational strategies in diaphasic translation: Three case studies. Perspectives, 30(4), 643-661. https://doi.org/10.1080/0907676X.2021.1953085 

Zanettin, F. (2021). Translating popular fiction. In Y. Gambier & L. van Doorslaer (dir.). Handbook of translation studies (vol. 5, pp. 227-232). John Benjamins. https://doi.org/10.1075/hts.5 

 

DOI 10.17462/para.2025.02.11

27 Oct 2025

37(2) - 2025