Hersant, Patrick & Livak, Leonid (2025). Portrait d’une traductrice. Ludmila Savitzky à la lumière de l’archive. Sorbonne Université Presses. ISBN 979-10-231-0771-5.
Book review by Lucie Spezzatti
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Objet et enjeux généraux
Portrait d’une traductrice, de Patrick Hersant et Leonid Livak, retrace le parcours personnel et professionnel de Ludmila Savitzky (1881-1957) en combinant démarches biographique, traductologique et génétique. Le livre décrit la richesse de la personnalité, ainsi que la pratique et la pensée traductives de Savitzky. Maîtrisant avec dextérité cinq langues, celle-ci joua un rôle polyvalent dans le monde littéraire moderniste et se distingua comme traductrice, signant la traduction française d’œuvres d’une vingtaine d’auteurs et autrices du russe et de l’anglais.
Description du contenu
Qui était Ludmila Savitzky ? « L’une des grandes traductrices » du XXᵉ siècle, annonce l’introduction et développe ensuite l’ouvrage dans trois grandes parties.
La première partie présente une analyse riche et sourcée de la vie et de l’œuvre traductive de Savitzky. Le premier chapitre, rédigé par le spécialiste de littérature russe Leonid Livak, pose un regard historique sur son parcours. Il le situe dans la culture moderniste internationale entre la Russie, la France, la Suisse, l’Angleterre et les États-Unis. Livak mobilise la figure du passeur, « souvent polyglotte, globe-trotter et marginal d’un point de vue socioculturel » (p. 18), pour caractériser à la fois la dimension russe de la culture moderniste transnationale de l’époque et la posture de Savitzky.
Née d’une mère russe et d’un père polonais portés par des idées progressistes, Savitzky grandit entre salons littéraires et séjours linguistiques avant de s’installer à Paris. Dans la capitale française, elle se fait d’abord connaître sous différents pseudonymes en tant que comédienne, puis devient critique littéraire, poétesse, écrivaine et enfin traductrice – c’est cette dernière activité qui lui permet de gagner véritablement sa vie. Menant une vie sociale et intellectuelle active, Savitzky tisse des liens forts avec plusieurs écrivains de l’époque. Sa carrière est marquée par la rencontre du poète russe Constantin Balmont, puis par celle d’André Spire, qui lui présente Ezra Pound. Elle traduira plusieurs poèmes en français du poète américain et consacrera des articles à son œuvre. Estimant le plurilinguisme de Savitzky, Pound lui propose ensuite de traduire le premier roman de James Joyce, Portrait of the Artist as a Young Man. Grâce à cette opportunité, Savitzky jouera un rôle essentiel dans la reconnaissance de l’écrivain irlandais en France, à l’instar de Sylvia Beach, première éditrice d’Ulysses. Elle traduira par la suite Virginia Woolf, H. D., John Rodker, Christopher Isherwood, ou encore Valery Larbaud.
Livak ne manque pas de souligner l’esprit vif et moderne qui transparaît des lettres et journaux de la traductrice, conférant une dimension intime et concrète à son portrait. À ses considérations littéraires se mêlent en effet des réflexions sur la liberté amoureuse et la préciosité des liens d’amitié. On découvre ainsi notamment Mireille Havet, jeune poétesse lesbienne alors comparée à Rimbaud, qui deviendra l’une des plus proches amies de Savitzky.
Enfin, notons que l’ouvrage apporte des informations sur le contexte historique marqué par la forte montée de l’antisémitisme dans lequel évolue la traductrice. Son premier mari et nombre de ses amis écrivains étant juifs, Savitzky se trouve confrontée à la violence idéologique de l’époque qu’elle évoque dans ses lettres et son journal. Sous l’Occupation allemande, elle sera d’ailleurs contrainte de censurer plusieurs noms cités dans sa préface à la réédition de sa traduction révisée de Dedalus (Portrait of the Artist as a Young Man) chez Gallimard.
Le deuxième chapitre, rédigé par le traductologue et généticien Patrick Hersant, porte sur l’œuvre traductive de Savitzky et vise à répondre à quatre questions. Quelle traductrice était Savitzky ? Comment a-t-elle commencé à traduire ? Quel était son processus ? Comment était-elle perçue par ses pairs et lecteurs ? Pour y répondre Hersant analyse à la fois les réflexions sur la traduction de Savitzky, ses brouillons, ses traductions et leur réception. Sa carrière a démarré grâce à une série de rencontres et de circonstances : ses premières publications d’articles critiques et ses traductions de poèmes la font connaître du monde éditorial avant que la publication de Dedalus ne contribue à renforcer sa notoriété. Savitzky était une traductrice méticuleuse et avait une pratique réflexive de son activité. Selon elle, une traduction devait être à la fois idiomatique en français, tout en respectant scrupuleusement les particularités de la langue étrangère et du style de l’auteur.
L’un des points forts du chapitre réside d’ailleurs dans la démonstration d’analyse génétique qu’il offre. De fait, il présente les activités paratraductives de Savitzky : les exercices de thème et version, ainsi que ses recherches terminologiques. Lorsqu’un mot lui échappait, la traductrice n’hésitait pas à s’enquérir auprès d’amis ou directement auprès des auteurs – à ce sujet, la correspondance avec John Rodker est particulièrement foisonnante. Dès sa première lecture du texte original, Savitzky travaillait déjà à sa traduction et rédigeait un premier jet manuscrit, cherchant une grande proximité avec le texte, au risque de produire des calques. En mettant en lien plusieurs documents, Hersant dégage des considérations sur le processus traductif et met en lien la pratique de Savitzky à celle d’autres traducteurs. Il note que les traces de corrections et d’annotations donnent à voir une traductrice exigeante, cherchant à saisir et retranscrire les moindres nuances d’un texte. Elle reprenait ensuite son texte et procédait à plusieurs campagnes de révisions jusqu’à arriver à une formulation jugée plus fluide. Par ailleurs, dans ses lettres, Savitzky évoquait des aspects plus matériels de son activité, tels que les problèmes financiers ou la dimension physique de son travail, la contraignant à rester assise durant de longues heures. Enfin, le chercheur souligne que si la presse généraliste fait l’éloge de la fluidité et de la lisibilité des traductions de Savitzky, elle ne commente nullement la qualité de celles-ci. Néanmoins, les rééditions de plusieurs de ses traductions attestent de l’appréciation des spécialistes.
La deuxième partie de l’ouvrage est composée d’un recueil de documents d’archive issus de six fonds. Elle contient quatre chapitres, qui introduisent et distinguent les documents rassemblés selon leur fonction : journaux et souvenirs, réflexions sur la traduction, réception, et correspondance. Ils donnent à lire les réflexions littéraires et traductives de Savitzky, issues de ses journaux, de dactylographies annotées et de sa correspondance. Des lettres inédites provenant d’échanges avec James Joyce, John Rodker, Ezra Pound, T. S. Eliot, Sylvia Beach et Valery Larbaud reflètent la richesse des archives conservées. Les extraits choisis donnent par ailleurs des informations sur la fabrication des livres et la négociation du salaire avec les éditeurs. Ils mettent aussi en lumière des réflexions intimes, liées à des affects ou des sensations physiques. On y lit l’expression d’une grande humilité : « L’amour, l’amitié qu’on me témoigne ne sont-ils pas un perpétuel sujet d’étonnement pour moi ? » (p. 187) ; un enthousiasme et une analyse fine des textes traduits ; un agacement face à des corrections bâclées d’épreuves de traduction, ou encore des remarques sur la fatigue occasionnée par l’activité de traduire.
La troisième et dernière partie, plus concise, comporte une anthologie bilingue d’extraits de textes de sept auteurs et autrices anglais ou russes traduits en français par Savitzky. Enfin, l’ouvrage se conclut par une bibliographie de son œuvre littéraire, critique et traductive.
Appréciation critique générale
Avec Portrait d’une traductrice, Hersant et Livak ont réussi le pari de représenter la complexité de la figure de Ludmila Savitzky qui, au-delà de son métier de traductrice, occupa une place déterminante dans le microcosme littéraire français du XXe siècle en œuvrant à la canonisation d’écrivains contemporains et à la vie littéraire, à une période marquée par les deux guerres.
Si le titre du livre évoque évidemment Joyce, il rappelle aussi Deslisle, mais dépasse largement la visée biographique que l’on peut retrouver dans les deux volumes dirigés par celui-ci (Delisle, 1999 ; 2002) pour s’ancrer dans la lignée des récentes publications cherchant à rendre visibles des traducteurs et traductrices à travers l’étude de leurs archives (voir Arber, 2023 ; Pickford, 2025 ; Sardin, 2025). Fort de son approche pluridisciplinaire, l’ouvrage se démarque plus particulièrement par l’accès direct aux documents génétiques de la deuxième section. Notons qu’il accorde également une large place à la dimension visuelle par l’intégration de reproductions numériques, ainsi que de photographies de plusieurs personnes ayant croisé la vie de Savitzky.
Compte tenu de la personnalité affirmée de Ludmila Savitzky et de la diversité de sa pratique littéraire, on en vient seulement à regretter que parmi ses écrits originaux ne soit pas reproduit plus qu’un poème adressé à son amie Mireille Havet. Cette absence contribue toutefois à faire de l’ouvrage une incitation pressante à approfondir la connaissance de l’œuvre de cette traductrice, passeuse et autrice. Hersant signale d’ailleurs le caractère encore fragmentaire de l’édition actuelle de ses œuvres en rappelant qu’« une édition intégrale du journal de Savitzky serait la bienvenue ».
Références
Arber, S. (2023). Genèse d’une oeuvre de traducteur. Elmar Tophoven et la traduction transparente. Presses universitaires François Rabelais.
Delisle, J. (dir.). (1999). Portraits de traducteurs. Presses de l’Université d’Ottawa.
Delisle, J. (dir.). (2002). Portraits de traductrices. Presses de l’Université d’Ottawa.
Pickford, S. (2025). Professional Translators in Nineteenth-Century France. Routledge.
Sardin, P. (2025). Barbara Bray, a Woman of Letters. Translator, Radio Producer, Scriptwriter, Critic and Theater Director. Routledge.