32(2) - 2020

Venuti, L. (2019). Contra instrumentalism. A translation polemic

Compte rendu par Yves Gambier

 

Voilà un livre qui ne cache pas sa visée polémique, qui revendique même son ton irrité. Mais suffit-il de faire un manifeste pour emporter la bataille ? Venuti est las de la vision, dominante selon lui, de la traduction instrumentalisée, simple transfert d’un sens qui serait déjà là, figé, invariant dans le texte source, et milite pour un modèle herméneutique dans lequel la traduction est un acte d’interprétation qui varie selon les formes et les sens de l’original, les effets et les intérêts de la culture réceptrice. Ce combat ne date pas d’aujourd’hui : on en voit les prémices dans un autre ouvrage de 1995 et les reprises en 2013. Contra instrumentalism serait-il alors l’aveu indirect d’un échec ?

Le livre est construit sur un rythme à trois temps, tout en débutant et en finissant par une suite de « provocations » ou suite d’injonctions, en désespoir de cause – comme si des dires d’autorité (arrêtez de penser que/commencez à penser que) pouvaient finalement emporter l’adhésion, au contraire des arguments développés dans les trois chapitres du livre. Double stratégie qui dit l’agacement de l’auteur devant tant de résistance du modèle instrumental.

Dès les 40 premières pages, dans une sorte de prolégomènes, Venuti rappelle les termes et les enjeux des deux modèles, instrumental et herméneutique, non sans convoquer des noms reconnus (Pierce, Derrida, Foucault, Deleuze-Guattari, etc.). A ce festin des « grands », traducteurs et traductologues (dans leur écrasante majorité, semble-t-il) ne font pas le poids, d’autant que l’antiintellectualisme actuel (où ?) ne favoriserait pas l’esprit critique. On pourrait lui opposer qu’un free lance ne fait pas toute la corporation, qu’un universitaire ne fait pas toute la recherche.
Le chapitre 1 (pp. 41-82) tente de cerner les avocats (inconscients ?) du modèle instrumental – les comparatistes, les traductologues, les formateurs, les critiques, les traducteurs professionnels, etc. P. Casanova, F. Moretti, E. Apter, B. Cassin… ne trouvent pas grâce aux yeux de Venuti, donnant l’impression que lui seul, et peut-être Jakobson, Damrosch (tout en étant pris entres les deux modèles), se sortent du malaise et savent traiter de la traduction. On peut ici en fait l’interroger à ce stade : à qui vraiment s’adresse-t-il ? D’abord et avant tout au milieu restreint de la littérature comparée aux États-Unis ou à la communauté mondiale des praticiens et des théoriciens de la traduction ? Sa tendance à décontextualiser, à dé-historiciser ses attaques, ses arguments (sauf quand il recherche la généalogie de Traduttore traditore (pp. 94-100)) affaiblisse terriblement son discours prétendument provocateur et sa stratégie déclarée.

Le chapitre 2 (pp. 83-126) poursuit la vindicte, non pas cette fois sur des personnes mais sur des clichés, repris de manière récurrente dans les discours, à propos de la traduction et des traducteurs, comme Traduttore traditore, lost in translation, et surtout à propos de l’intraduisibilité. L’analyse des présupposés de ces proverbes et mots-fétiches souligne les répétitions et le manque de réflexions novatrices en traductologie.

Dans le chapitre 3 (pp. 127-172), l’hésitation entre « I » et « we » indique que Venuti ne parvient pas à se positionner dans l’ensemble des travaux et publications sur la traduction – sauf pour rabâcher qu’il est en faveur du modèle herméneutique et qu’il peut, qu’il sait se sortir de la mystification courante en traduction audiovisuelle (TAV) : les stratégies de condensation, de réduction en sous-titrage impliquent une interprétation. Ce chapitre frise parfois la mauvaise foi : on peut toujours sélectionner un auteur, une phrase, un exemple pour prouver que la traductologie ne cesse d’être enfoncée dans l’instrumentalisme.

Venuti s’agace même jusqu’à déclarer que la plupart des sous-titreurs et chercheurs en TAV rendent compte du sous-titrage de manière « unreflexive, uncritical, showing an unwillingness to question current subtitling conventions » (p. 141). L’arrogance de cette affirmation est d’autant plus contreproductive que les analyses de sous-titres proposées se limitent à des variations dialectales, à la fois ignorantes des conditions de travail des traducteurs, des éléments non-verbaux qui permettent également d’interpréter les dialogues et donc interviennent dans la composition des sous-titres, et ignorantes aussi de « the law of growing standardization » à l’oeuvre dans les traductions (Toury, 2012).

Dans les dernières pages (pp. 173-177), Venuti ose espérer avoir introduit des « ruptures » dans notre mode de penser la traduction. Est-il conscient de ne pas avoir convaincu qu’il n’hésite pas à répondre de façon impérative, de manière franchement idéologique, comme toute « propagande », à nos questions non-posées ?

Entre le discours revendicatif et le discours académique (assez conventionnel avec ses 350 notes en fin de volume et ses références savantes), le dernier livre de Venuti continue d’affirmer que la traduction est toujours grossièrement mal comprise (p. IX) (partout ?), que tout ce qui a été produit depuis les années 1980, avec le tournant culturel de la traductologie, n’aurait rien modifié ou si peu… Venuti serait-il à lui seul l’histoire de cette traductologie et la fin de cette histoire ?

On fera deux remarques finales. Et si l’auteur allait voir ailleurs qu’en traduction littéraire (à laquelle il semble rattacher la TAV alors même que sans doute plus de 80% des films ne dérivent pas d’une source littéraire) ? Et s’il s’interrogeait sur les impacts de nombre d’outils informatiques qui tendent à reproduire le modèle instrumental ? Il y aurait là matière à comprendre pourquoi il y a tension entre les deux modèles en traductologie, pourquoi ces deux modèles résistent, sinon coexistent, et pourquoi une pensée dichotomique ne suffit pas à appréhender la complexité des pratiques et des savoirs.

References

Toury, G. (2012). Descriptive Translation Studies - and beyond (revised edition). John Benjamins.
Venuti, L. (1995). The translators’ invisibility. A history of translation. Routledge.
Venuti, L. (2013). Translation changes everything. Routledge.

DOI 10.17462/para.2020.02.06

18 octobre 2020
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