Pecman, Mojca (2018). Langue et construction de connaisSENSes. Energie lexico-discursive et potentiel sémiotique des sciences. Paris: Editions L’Harmattan
Compte rendu par Maxime Warnier
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Cette monographie de Mojca Pecman (Maître de conférences à l’Université Paris Diderot) est consacrée à la question de la construction du sens et à celle de la construction des connaissances – d’où le titre – à travers l’analyse des discours scientifiques. L’auteure part en effet du principe que la langue est le principal outil qui assure ces deux fonctions et voit donc la science comme dotée d’une nature lexico-discursive. Cette réflexion est d’autant plus intéressante que la construction du sens, si elle est le plus souvent inconsciente, n’en reste pas moins une activité fondamentale de l’espèce humaine, a fortiori à une époque où nous sommes amenés à communiquer en permanence et par de multiples moyens et où la masse informationnelle croît de façon exponentielle, représentant à la fois une opportunité et un défi.
Elle entend bien entendu souligner le rôle important qu’occupe la linguistique dans cette ambitieuse entreprise, mais elle se garde bien de l’isoler des autres disciplines ; au contraire même, puisqu’il est plusieurs fois fait référence à d’autres sciences cognitives. Parler seulement de « linguistique » serait du reste sans doute ici trop réducteur, dans la mesure où cet ouvrage (qui accorde une place centrale aux corpus) aborde à la fois des notions et des méthodes de la terminologie et de la phraséologie, de l’analyse lexicale et de l’analyse du discours, ou encore de la traduction spécialisée.
L’un des fils conducteurs de cette réflexion est l’étude de l’opposition, bien souvent vue comme problématique, entre, d’une part, la nécessité de structurer les connaissances d’un domaine et, d’autre part, celle de rendre compte de la variabilité à laquelle on se trouve inévitablement confronté au sein des discours scientifiques. Dans cette optique, M. Pecman s’intéresse au rôle prépondérant joué par la langue (caractérisée par la créativité et l’innovation) dans l’évolution des sciences et s’attache à repérer, dans les textes, les indices qui témoignent de la construction (nécessairement dynamique) de ces connaissances. Loin de se contenter d’énoncer des principes théoriques, elle garde toujours en vue les applications qui peuvent bénéficier de ses recherches, en particulier la création de ressources lexicales et d’aide à la traduction spécialisée, pour lesquelles elle dispose de l’expérience pratique acquise grâce au projet ARTES (Aide à la Rédaction de TExtes Scientifiques), dont elle est responsable.
Ce souci permanent de rester proche à la fois des données et de l’utilisation qui peut en être faite n’est d’ailleurs pas étranger aux indéniables qualités didactiques de l’ouvrage. Ce dernier s’adresse en effet à un public qui se veut large : chercheurs comme étudiants, traducteurs comme linguistes, ou pourquoi pas tout simplement curieux. Les (futurs) traducteurs spécialisés y trouveront probablement un intérêt particulier, dès lors que les enjeux de la traduction et les difficultés auxquels ils risquent d’être confrontés sont régulièrement abordés. L’auteure s’appuie en effet sur son expérience de l’enseignement universitaire pour délivrer un propos clair et pédagogique, qui veille à ne jamais perdre le lecteur. Ainsi, outre les exemples authentiques (en français et en anglais), qui sont systématiquement expliqués lorsqu’ils relèvent d’un domaine spécialisé, les renvois entre et à l’intérieur des chapitres sont également légion – et appréciables pour qui voudrait s’affranchir au moins partiellement de la lecture linéaire des quatre chapitres qui constituent l’ouvrage. Quant aux phénomènes observés en discours spécialisé, ils sont mis en parallèle avec des phénomènes similaires en discours général, chaque fois que cela est possible et pertinent.
À vrai dire, si l’on devait formuler un seul regret, c’est que cette démarche ne soit pas encore plus explicitement assumée. Étant donné que les références concrètes aux formations données aux étudiants de Master sont récurrentes au fil des chapitres, nous pensons qu’il aurait été légitime – et peut-être même préférable – que ces dernières soient présentées dès l’introduction, pour pouvoir ensuite y faire référence, ce qui aurait permis d’éviter l’une ou l’autre courte redite (ainsi à propos du corpus construit dans le cadre d’un des Masters, qui est présenté à trois reprises dans des termes presque identiques). Ce n’est là bien sûr qu’une suggestion sur la forme, qui ne remet nullement en cause la qualité du travail présenté.
Le premier chapitre, présenté comme préliminaire, est naturellement et de loin le plus général. Il offre un très rapide panorama de quelques-uns des principaux courants de pensée et de quelques-unes des théories (historiquement) dominantes en linguistique, en les rattachant aux auteurs les plus emblématiques, et revient brièvement sur quelques concepts fondamentaux de la linguistique générale. Si certains lecteurs pourront, s’ils le souhaitent, faire l’économie de ces quelques premières pages, elles constituent néanmoins une introduction succincte et bienvenue, tout en précisant le cadre dans lequel s’inscrit la réflexion qui suivra. Aux considérations générales sur la langue et sur sa complexité s’ajoute notamment l’affirmation que les études en sciences du langage ont tout à gagner à croiser les différents niveaux d’analyse, à travailler sur des données authentiques (d’où l’essor, voire la généralisation de la linguistique de corpus), ainsi qu’à s’intéresser aux travaux réalisés dans d’autres disciplines scientifiques.
Le deuxième chapitre revient principalement sur l’importance de la variation (sous ses différentes formes : synonymie, polysémie, néologie formelle et sémantique) en terminologie et en lexicologie, et sur la difficulté à définir précisément les notions de mot, de terme ou même de néologisme (pour l’auteur, « [l]es termes représentent […] nos connaissances stables, cristallisées, et les néologismes le potentiel d’évolution de nos connaissances », p. 53). Il y est aussi montré que les mêmes matrices de formation lexicale (métaphore, composition, etc.) peuvent être utilisées tant en discours général qu’en discours spécialisé, dans des proportions toutefois souvent très différentes. Il est rappelé, à juste titre, que la variation (autrement dit, l’instabilité) est un phénomène fréquent – quoique longtemps sujet à controverse – en terminologie, et qu’elle peut être vue comme un indice d’évolution des connaissances, qui a de ce fait beaucoup à nous apprendre. Le chapitre se conclut par quelques éléments de réflexion sur la domination de l’anglais en tant que langue scientifique et sur les répercussions de cette situation sur le chercheur francophone.
Le troisième chapitre poursuit la quête du sens et des connaissances en s’arrêtant tout d’abord longuement sur l’acte définitoire, sur sa fonction et sur les propriétés de la définition. Il s’intéresse aussi aux contextes riches en connaissance, qui sont précieux à la fois pour établir des définitions ou des notes et pour identifier directement dans la langue – parfois de façon moins évidente, il est vrai – les liens sémantiques qui unissent les termes, et ainsi pouvoir structurer les connaissances d’un domaine. Le chapitre en vient ensuite à la question, lourde de conséquences pratiques, de la représentation des connaissances, notamment au travers d’ontologies, d’arbres de domaine et d’arborescences. Plusieurs dictionnaires spécialisés et bases terminologiques existants sont également présentés, et leurs points forts, mais aussi les limites inhérentes aux ressources de ce type sont mis en évidence. La base de connaissances terminologiques (Terminological Knowledge Base) ARTES, avant tout conçue comme un outil pédagogique pour lequel les étudiants sont partie prenante et dont le contenu et l’interface sont présentés plus en détail, vise à dépasser certaines de ces limitations en intégrant des données et des modes de consultation qui reflètent à la fois les processus linguistiques et les processus cognitifs. Enfin, le dernier phénomène considéré dans ce chapitre (mais non le moindre !) est celui des collocations qui, si elles ne se laissent là non plus pas aisément définir, ne cessent d’être étudiées et de montrer leur intérêt, ce qui leur vaut logiquement d’être de plus en plus souvent intégrées dans les dictionnaires. C’est par le biais de la question de leur rôle dans la construction du sens qu’elles sont ici abordées, l’auteur nous invitant à les considérer « comme des instanciations du sens des unités lexicales dans le discours, en même temps que des associations privilégiées entre mots ou termes » (p. 166).
Le quatrième et dernier chapitre entreprend de déterminer comment la science crée de l’innovation au moyen de la langue. Il s’attarde tout d’abord sur le fonctionnement du discours scientifique, qui repose sur le paradigme « connu » vs « nouveau » : les auteurs proposent en effet des connaissances nouvelles, qui s’ajoutent ou s’opposent aux connaissances déjà établies. M. Pecman revient ensuite à nouveau sur la variation terminologique et avance que celle-ci peut être intentionnelle, et par là servir une fonction rhétorique, en « attir[ant] le regard du lecteur sur l’élément novateur de la recherche » (p. 175). Pour appuyer son propos, elle présente les résultats d’une étude menée sur un petit corpus d’articles scientifiques en anglais, découpés selon leurs sections traditionnelles (introduction, méthode, résultats, etc.), et montre qu’un même concept peut être alternativement évoqué sous une forme dite « compacte » (N+N) et sous une forme plus analytique (N of N). Elle propose aussi d’attribuer à la variation une fonction davantage « cognitive », dans la mesure où celle-ci permet, dans certains cas, de rendre plus transparent le sens des termes (et plus précisément les relations entre leurs constituants). Les rôles de la métaphore grammaticale (et son intérêt pour la reformulation et la construction des connaissances), de la métaphore conceptuelle et de l’emprunt interne (toujours plus fréquents dans les discours spécialisés) sont également discutés. Une longue et intéressante section est consacrée aux procédés de création et à la dynamique lexicale actuellement à l’œuvre en anglais ; les nombreux exemples qui y sont étudiés permettent par la même occasion de relever quelques-unes des difficultés qui peuvent se poser lors de la traduction vers le français. Sont encore présentés les concepts de collocations génériques (le « métalangage de la science », p. 220), puis de mouvements (moves) qui participent directement, dans l’article scientifique, à l’articulation entre reconnaissance et nouveauté, deux critères nécessaires pour une communication efficace. Cet ultime chapitre s’achève en réaffirmant une vision textuelle de la science, dans laquelle « ce n’est pas tant la science qui modifie profondément le lexique, la lexico-grammaire et le discours d’une langue mais […] c’est grâce à la langue que la science peut évoluer » (p. 223).
On le voit, les phénomènes envisagés sont nombreux – ce qui n’est finalement guère surprenant au vu de l’ampleur du sujet traité – et la lecture de cette monographie n’en est que plus enrichissante. Fondée principalement sur les réflexions et les études de M. Pecman, elle est également enrichie de références à de nombreux autres travaux, tant anglophones (on ne s’étonnera pas de voir y figurer entre autres The language of science de M. A. K. Halliday et Collocations in science writing de C. Gledhill) que dans le champ francophone. On la recommandera assurément à celles et ceux que ces questions intéressent, de même qu’aux étudiants, qui y trouveront un ouvrage accessible et concret.
19 octobre 201931(2) - 2019