31(1) - 2019

de Biasi, Pierre-Marc & Herschberg Pierrot, Anne (dir.). (2017). L’œuvre comme processus. Paris: CNRS Editions

Compte rendu par Mathilde Vischer Mourtzakis

 

Objet et enjeux généraux

Cet ouvrage de quelque 603 pages est le fruit du troisième congrès mondial de critique génétique tenu à Cerisy-la-Salle en septembre 2010 et propose un état des lieux de la critique génétique aujourd’hui. Comme le précise l’introduction générale de Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot, la critique génétique est née il y a une quarantaine d’années en France grâce à des chercheurs de l’Institut des Textes et Manuscrits modernes du CNRS (ITEM). Elle a pour objectif d’« étudier les processus de création à travers les documents de travail des écrivains » et tire profit des fonds inédits des XIX et XXe siècles conservés dans les grandes bibliothèques d’archives françaises (BnF, Jean Doucet, IMEC). Cette nouvelle approche des textes a permis l’introduction d’une dimension historique dans l’étude des œuvres littéraires, par la prise en compte des manuscrits, des avant-textes, des « traces » laissées par le processus créatif. La critique génétique a ensuite élargi son champ d’études à de nouveaux domaines pas forcément textuels, comme les arts visuels. Cette discipline s’inscrit par ailleurs dans l’ère de la révolution numérique, qui a permis l’intégration de l’imagerie numérique et des techniques de dématérialisation digitale à l’étude des documents et de leur matérialité première.

 

Description du contenu

L’ouvrage propose neuf chapitres regroupant les contributions par domaines d’étude : Histoire, concepts et théorie ; Esthétique du manuscrit ; Style et genèse ; Linguistique de l’écriture ; Génétique du manuscrit francophone ; Génétique des arts et des sciences ; Archiver, publier les manuscrits ; Génétique et numérique ; Aperçus de la génétique dans le monde. Certains chapitres sont ponctués de recherches doctorales et post-doctorales, chantiers achevés ou en cours portant généralement sur les manuscrits de grands auteurs, comme Marcel Proust, Gustave Flaubert, Stéphane Mallarmé ou encore, plus proches de nous, Pierre Michon et Alejandra Pizarnik. Au chapitre des « Manuscrits francophones », une intéressante mise au point de Claire Riffard sur les difficultés propres à l’étude de ce type d’archives à travers le cas du poète malgache Jean-Joseph Rabearivelo, qui écrivait en malgache et en français et s’est autotraduit ; à celui des aperçus des pratiques de la génétique dans d’autres continents, mentionnons la contribution sur les manuscrits du poète taïwanais Wang Weng-hsing de Sandrine Marchand, qui met en évidence à quel point les manuscrits permettent de révéler l’importance accordée au rythme et à l’oralité dans ses textes. Au chapitre « Histoire, concepts, théorie », de Biasi montre dans son article intitulé « L’approche des processus à l’âge numérique » la diversité des champs d’application de la génétique depuis l’ère du numérique, mettant notamment en évidence en quoi les dossiers génétiques numériques peuvent permettre de reconstituer le processus mental de création de façon beaucoup plus précise et détaillée que les archives papier. Il relève également un fait nouveau dans l’appréhension des processus de création à l’aire du numérique : des domaines de création aussi différents que la musique, l’écriture ou la photographie se trouvent réunis par leur rapport à un même médium, autant sur le plan du processus, des outils d’élaboration que de la circulation de l’objet fini. Dans un article portant sur la question de l’intention dans le processus de la production écrite du chapitre « Linguistique de l’écriture », Rudolf Mahrer s’interroge sur le vouloir dire de l’écrivain lorsqu’il procède à telle ou telle modification de son texte. Considérant l’intention comme une « illusion efficace », il arrive à la conclusion que le document de genèse n’est plus une « trace d’une production du discours », mais une énonciation qui prépare à une autre énonciation, et qui peut être porteuse d’une interprétation spécifique.

 

Appréciation critique générale

L’œuvre comme processus propose une diversité d’approches du domaine de la critique génétique remarquable, qui inclut le dialogue avec d’autres disciplines, comme la peinture, l’architecture, la photographie ou la science. Un seul regret, mais non des moindres : cet ouvrage occulte presque totalement le domaine de la traduction. Si certains articles font succinctement allusion à la pratique traductive de certains auteurs, aucune section n’est dédiée à ce domaine, qui est pourtant devenu central dans le domaine de la génétique des textes. En effet, de nombreux chercheurs, de l’IMEC lui-même, ont publié des articles portant sur la genèse des textes traduits, en témoignent le n°38 de la revue Genesis paru en 2014 (intitulé « Traduire » et qui propose des réflexions théoriques sur la question, ainsi que des études de cas), le n°14 de la revue Linguistica Antverpiensia paru en 2015 (intitulé « Towards a Genetic of Translations » et qui ouvre notamment l’atelier des traducteurs d’auteurs tels que James Joyce ou Giorgio Caproni) et l’ouvrage dirigé par Chiara Montini Traduire. Genèse du choix, publié en 2016. Si le colloque dont ce livre est issu a eu lieu avant la parution de ces revues et ouvrages, ce domaine d’étude, si dynamique aujourd’hui, aurait pu être mentionné dans l’introduction. Toutefois, la plupart des contributions ouvrent des perspectives pour la traductologie et les réflexions générales proposées par cet ouvrage (quelques exemples ont été donnés ci-dessus) sont parfaitement applicables au domaine de la génétique des textes traduits. Il peut en effet être utile de souligner l’importance que pourront revêtir, pour le traducteur, les travaux effectués sur la génétique des textes qu’il aura à traduire, qui s’avèreront comme autant de ressources lui permettant de mieux établir ses choix. Et, dans le prolongement de la réflexion de Mahrer citée plus haut, les traducteurs littéraires pourraient même se mettre à envisager la traduction des différentes étapes d’élaboration d’une œuvre…

 

DOI 10.17462/para.2019.01.12