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Boisseau, Maryvonne, Chauvin, Catherine, Delesse, Catherine, & Keromnes, Yvon (dir.). (2016). Linguistique et traductologie : les enjeux d’une relation complexe. Arras : Artois Presses Université

Compte rendu par Maria Rosenberg

Le positionnement disciplinaire de la traductologie par rapport à la linguistique reste une question ouverte, même si, aujourd’hui, on est amené à admettre leur autonomie respective. Ce volume, Linguistique et traductologie : les enjeux d'une relation complexe, édité par Boisseau, Chauvin, Delesse et Keromnes, réunit dix chapitres (sept en français, trois en anglais) qui abordent cette question soit directement soit indirectement 1 . Les chapitres, rédigés par des spécialistes de la linguistique et de la traduction, partent de différentes approches épistémologiques, théoriques (saussurienne, guillaumienne, énonciative, cognitive, sémantique interprétative), méthodologiques et didactiques, se basent sur des données variées (textes littéraires, journalistiques, spécialisés) et prennent en compte des langues diverses (anglais, français, italien, allemand). Les éditeurs soulignent à deux reprises que l’on ne peut nier que la traduction est « une opération linguistique » (pp. 9-10), et la plupart des contributions (présentées au colloque Linguistique et traductologie : les enjeux d’une relation complexe, 18–19 octobre 2013 à Nancy) s’inscrivent plutôt dans un cadre de linguistique contrastive, évitant « l’évaluation subjective des traductions proposées dans les paires de langues observées » (p. 10).

Les deux premiers chapitres ainsi que le dernier discutent directement le statut de la traductologie par rapport à la linguistique. Le dernier chapitre offre « une remise en perspective des chapitres précédents » (p. 10-11) en survolant l’approche contrastive de Jacqueline Guillemin-Flescher et est suivi d’une bibliographie de ses travaux (entre 1969–2014), présentée avant la bibliographie générale du volume. Les chapitres restants sont des études de cas, traitant de la traduction des phénomènes linguistiques particuliers dans des langues différentes.

La traductologie s’est formée suite au développement de la linguistique des années 1960 et 1970, mais a depuis évolué de manière interdisciplinaire en englobant des pistes comme la didactique, la stylistique et les cultural studies. De même, l’émergence des nouvelles technologies a quasiment transformé la recherche en langues. La relation complexe entre linguistique et traductologie, toutes deux sciences du langage, se manifeste par leur objet d’étude différent : la langue, envisagée comme système interne, pour la linguistique ; le transfert des textes d’une langue vers une autre pour la traductologie. La traductologie essaie de saisir la pratique traductive et le fonctionnement des systèmes linguistiques ; tous ces paramètres socio-culturels, stylistiques et situationnels qui échappent à l’analyse linguistique. De cette manière, les deux disciplines sont complémentaires pour les applications didactiques, techniques et informatiques en matière des sciences du langage. L’objectif du recueil est précisément de montrer comment ces deux disciplines contribuent à une analyse plus complète de la langue et du langage.

Le premier chapitre de Jean Szlamowicz, « Langue, texte, culture : quelques enjeux disciplinaires de l’objet traductif », explore la spécificité épistémologique de la traductologie, qui a pour objet un acte de langage particulier, par rapport à celle plus assurée de la linguistique, qui a pour objet un système de signes. « Peut-être ne doit-on donc pas confondre un champ (la traductologie) avec une discipline (la linguistique) » (p. 27). Szlamowicz propose que la traductologie peut se concevoir comme une linguistique poétique qui prend en compte la manière dont les normes (culturelles, éditoriales, littéraires, stylistiques, etc.) se transposent d’un texte dans une langue à l’autre.

Le chapitre suivant d’Yvon Keromnes, « Where linguistics meets translation theory : A mootable point », concerne le rapport entre linguistique et traductologie, en théorie (scientificité, base de données, diversité théorique) et en pratique (traductions françaises et anglaises de Freud). Il se concentre sur leur intersection complexe et diversifiée, dépendante de l’idéologie sous-jacente (p.ex. philologue ou psychanalyste afin de traduire Freud). Selon Keromnes, cognitiviste, la théorie linguistique doit se fonder sur l’usage et la traductologie ne peut guère se passer de la linguistique. Inversement, à condition d’opérer sur une vaste base empirique, la traductologie sert à offrir des hypothèses à vérifier linguistiquement.

Dans le troisième chapitre, « Arbitrariness, motivation and iconicity in the translation of sound symbolism in comics », Susanne Pauer traite de l’onomatopée dans les bandes dessinées, qui, depuis Saussure et l’arbitraire du signe, a été perçue comme un phénomène marginal. Il y a donc eu une tendance à ne pas traduire les symbolismes sonores, considérés comme iconiques et universels. Son analyse, utile pour la traduction de l’onomatopée, propose que le symbolisme sonore n’est ni entièrement arbitraire ni entièrement iconique ; chaque symbolisme peut porter un sens qui dépasse sa fonction iconique d’imitation sonore.

Le chapitre suivant, « Structures linguistiques et problèmes de traduction : schémas nominaux renvoyant à la transformation dans le discours de spécialité », de Pierre Lejeune, constate que même si l’orientation vers des aspects communicatifs et cognitifs est à la mode, tout texte reste un produit linguistique : l’analyse contrastive constitue un instrument important pour la didactique de la traduction. Pour la traduction des textes de spécialité, l’aspect formel et la précision référentielle sont centraux. Lejeune explore les structures françaises correspondant aux SN anglais dans des textes de spécialité (réchauffement climatique et conjoncture économique). Le français semble se focaliser sur la globalité du processus en préférant la structure (N de N) et, moins souvent, un calque structurel de l’anglais, tandis que l’anglais semble privilégier l’aspect accompli ou inaccompli en intégrant des compléments verbaux.

Dans le chapitre « Insights from contrastive linguistics : Translating sort of into French », Kate Beeching examine un marqueur pragmatique et sa traduction française. La multifonctionnalité et la valeur sociolinguistique, entre autres, des marqueurs pragmatiques posent des problèmes traductifs. Ces marqueurs sont souvent omis dans les traductions, et puisqu’ils appartiennent au discours parlé et informel, on les trouve rarement dans des corpus établis. Généralement, sort of exprime une sorte d’approximation, mais son sens en traduction change avec le contexte ; plus canonique dans des textes formels (Parlement européen), plus approximatif dans les sous-titres (OPUS sub-title corpora) et plus métalangagier dans le forum Internet (WordReference.com). Beeching montre ainsi comment une étude contrastive permet d’éclairer le sens et l’évolution sémantique d’un marqueur pragmatique.

Le chapitre intitulé « Langues de spécialité, corpus et traductologie : un manque de lisibilité ? », de Natalie Kübler, s’intéresse à la traduction spécialisée, ou pragmatique (p.ex. des textes techniques ou institutionnels), dont la fonction communicative et la précision terminologique sont deux traits caractéristiques, mais qui varie aussi selon le genre textuel et nécessite des connaissances culturelles. Kübler essaie de réunir la traduction pragmatique, la terminologie et la linguistique de corpus, en proposant une approche qui encourage les (futurs) traducteurs à utiliser la linguistique de corpus pour trouver une réponse « à des questions de connaissance du domaine, de terminologie, de phraséologie, de genre dans des domaines spécialisés » (pp. 104-105). Elle conclut que la linguistique de corpus constitue un outil obligatoire pour la traduction pragmatique. Dans « La disparition du passé simple dans les traductions de récits à la première personne : enjeux énonciatifs et métalinguistiques », Clara Mallier explore la traduction du prétérit anglais en français, étant donné qu’il existe une dissymétrie d’ordre aspectuo-temporelle entre les deux langues. Mallier s’intéresse au choix entre passé simple (aoristique pur, temps du plan historique) et passé composé (aoristique mixte, temps du plan du discours) dans les récits à la première personne. Pour le passé simple, il faut aussi tenir compte de sa fonction métalinguistique de caractère soutenu. Sur six romans de Dennis Lehane, un seul inclut le passé simple. Même si Mallier n’estime pas que le passé composé est en train de « devenir aussi polyvalent que le prétérit anglais » (p. 124), la disparition de l’aoristique dans ces traductions est constatée.

Le huitième chapitre, d’Yves Bardière, « L’analyse linguistique au service de la traduction en anglais de l’imparfait narratif français », s’intéresse à l’imparfait narratif français, « un être hybride » entre « la perfectivité du passé simple » et « l’imperfectivité de l’imparfait » (p. 127). Le plus souvent, cette forme se traduit par le prétérit simple anglais. Se fondant sur des extraits d’un roman de Jules Verne et trois versions anglaises, l’analyse linguistique guillaumienne vise à montrer des tendances relevant de la langue et du discours. En particulier, le traducteur est censé être gouverné, consciemment ou non, par des paramètres linguistiques sous-jacents. Bien que l’emploi du prétérit simple anglais pour traduire l’imparfait narratif soit justifié dans l’optique théorique, une perte d’effets de sens est observée.

Le chapitre « La linguistique contrastive à l’épreuve de la traduction : réflexions autour de l’évolution de la périphrase progressive de l’italien au contact de l’anglais » de Giovanna Titus-Brianti examine l’influence anglaise de la construction (be + V-ing) sur l’évolution de la périphrase progressive italienne (stare + gérondif). L’hypothèse selon laquelle cette évolution relève de changements internes au système italien, plutôt que du contact avec l’anglais, est appuyée par la linguistique de corpus. À partir de corpus (parallèle et comparable) d’articles de vulgarisation scientifique, Titus-Brianti montre que la périphrase progressive est environ deux fois plus fréquente dans les traductions que dans les textes originaux. Ainsi, l’influence de l’anglais n’est observée que dans les traductions : « l’influence de l’anglais vient renforcer une tendance évolutive déjà bien entamée dans la langue italienne » (p. 157).

Le dernier chapitre, de Maryvonne Boisseau, « Lire et relire Jacqueline Guillemin-Flescher », se focalise sur l’apport des travaux de Guillemin-Flescher aux relations complexes entre linguistique et traductologie. La critique épistémologique de la linguistique contrastive avance que celle-ci est dépassée car elle ne prend pas « la traduction pour objet d’étude spécifique » (Ladmiral 2010, p. 6, cité p. 160). Or, selon Boisseau, les deux approches se rejoignent par leur objet commun, la traduction, même si elles explorent des paramètres différents. Guillemin-Flescher s’intéresse surtout aux problèmes de traduction entre le français et l’anglais au niveau énonciatif (p.ex. la détermination, la modalisation). Elle cherche des généralisations à partir des observations neutres des textes traduits. Les effets stylistiques, conditionnés par la grammaire d’une langue donnée mais variant selon le créateur d’un texte, constituent cependant une opposition complexe pour la linguistique, entre le niveau collectif et le niveau individuel. Boisseau conclut que l’approche contrastiviste de Guillemin-Flescher « apporte incontestablement une riche contribution à la traductologie d’aujourd’hui » (p. 168), et reproduit la citation figurant aussi dans la présentation du volume :

La linguistique est et doit rester l’une des sciences fondamentales tutrices de la traductologie, tant il est vrai que la traduction n’est pas seulement, mais avant tout, comme l’a écrit Georges Mounin […], « une opération linguistique » (la langue entendue ici dans le sens de moyen d’expression et de communication liée à une culture et façonnée par cette culture) (Reiss 2009, p. 7, cité pp. 9, 172).

En somme, ce volume se lit facilement, la plupart des chapitres étant d’une quinzaine de pages, et s’adresse avant tout aux spécialistes de la linguistique et de la traduction et aux traducteurs. Pris ensemble, les chapitres constituent un échantillon représentatif de la diversité que peuvent embrasser les études contrastives en traduction. Après avoir lu ce recueil, on serait presque tenté de dire que son objectif est de rétablir le rôle fondamental que joue la linguistique pour toute étude traductologique : la linguistique contrastive en traduction est bien vivante.

Que la linguistique contrastive et la traductologie sont des champs vastes et hétérogènes se manifeste donc clairement à travers ce volume. On pourrait en tirer la conclusion qu’il est peut-être temps de clore la polémique sur le rapport entre linguistique (contrastive) et traductologie en admettant qu’il existe rarement des catégories bien définies et délimitées. Ainsi, si l’on accepte des frontières floues, on pourrait se concentrer sur des choses plus importantes, telles que l’exploration des traductions et de la pratique traductive sous des perspectives variées, au bénéfice des théories et des découvertes, notamment en linguistique et traductologie.

Bibliographie
Ballard, M. (dir.). (2006). Qu’est-ce que la traductologie ? Arras : Artois Presses Université.
Ladmiral, J.-R. (2010). Sur le discours méta-traductif de la traductologie. Meta, 55(1), 4-14.
Milliaressi, T. (dir.). (2011). De la linguistique à la traductologie. Lille : Presses Universitaires du Septentrion.
Reiss, K. (1995/2009). Problématiques de la traduction (C. Bocquet, trad.). Paris : Bibliothèque de traductologie, Economica/Anthropos.

1. D’autres recueils sur ce sujet sont p. ex. Ballard (2006) et Milliaressi (2011).

DOI 10.17462/para.2017.02.08

26 octobre 2017
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