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Arber, S. (2023). Genèses d’une œuvre de traducteur. Elmar Tophoven et la traduction transparente. Presses universitaires François Rabelais

Compte rendu par Lucie Spezzatti


Objet et enjeux généraux

L’ouvrage de 380 pages de Solange Arber, Genèses d’une œuvre de traducteur. Elmar Tophoven et la traduction transparente (2023), dresse le portrait du traducteur allemand Elmar Tophoven (1923-1989), auteur d’une centaine de traductions littéraires (Samuel Beckett, Marguerite Yourcenar, Monique Wittig…), et présente son ambitieux projet de « traduction transparente ».

Description détaillée du contenu

Dans cette monographie, Arber nous invite à entrer dans l’atelier du traducteur Elmar Tophoven et à explorer les genèses de son œuvre traductive. Il s’agit bien de genèses au pluriel, car l’autrice explore trois approches pour aborder plusieurs aspects de la carrière du traducteur. Une approche discursive, qui analyse le discours de Tophoven sur sa propre pratique. Une approche sociologique, qui s’inscrit dans la tradition bourdieusienne et s’appuie sur la notion de posture telle qu’elle a été forgée par Jérôme Meizoz. Enfin, une approche génétique, dont l’émergence depuis les années 2010 (Munday, 2014 ; Agostini-Ouafi & Lavieri, 2015 ; Cordingley & Montini, 2015) a conduit à un essor de recherches traductologiques portant sur le processus traductif et la figure du traducteur ou de la traductrice (voir notamment Nunes et al., 2020 ; Hersant, 2020 ; Cordingley & Hersant, 2021).

Suivant ce découpage, l’ouvrage se compose de trois parties. La première brosse le portrait d’Elmar Tophoven à travers son « histoire linguistique, son expérience de l’interculturalité, ses réseaux et sa carrière professionnelle » (p. 36). Le parcours de ce traducteur est pour le moins fascinant. Il commence à traduire alors qu’il est fait prisonnier de guerre par l’armée américaine en 1945. À sa libération, il étudie la philologie et le théâtre à Mayence, puis part pour Paris où il devient lecteur d’allemand à la Sorbonne. C’est dans la capitale française qu’il se forge un réseau dans le monde de la traduction littéraire. En 1953, sa carrière de traducteur fait un bond grâce à la traduction d’En attendant Godot de Beckett. L’auteur lui propose ensuite de traduire plusieurs autres textes, mais Tophoven a des réticences en raison de sa faible maîtrise de l’anglais. Beckett lui présente alors la traductrice diplômée Erika Schöningh, qui devient sa collaboratrice. Ensemble, tous deux travaillent sur plusieurs traductions de l’anglais vers l’allemand. Vie professionnelle et vie personnelle s’entremêlent : ils se marient quelques années après. Erika Tophoven jouera un rôle important dans la carrière d’Elmar, puis dans la conservation de ses archives après sa mort.

En parallèle de ses activités traductives et universitaires, Elmar Tophoven est activement engagé dans la valorisation et la visibilisation du métier de traducteur/traductrice. Les dimensions collective et communautaire de cette activité sont au cœur de sa pensée de la traduction. Il participe ainsi aux premiers « Entretiens d’Esslingen » organisés par l’association Verband deutschsprachiger Übersetzer literarischer und wissenschaftlicher Werke (VdÜ) en 1968. Ces Entretiens réunissent de nombreux traducteurs et traductrices dans le but de favoriser les échanges et les collaborations. Ils deviendront une véritable institution dans le monde de la traduction germanophone. Elmar et Erika Tophoven contribuent aussi à la création d’un collège de traducteurs en 1978, présidé par ce premier.

La deuxième partie du livre s’attache à analyser la figure de Tophoven d’un point de vue sociologique. Après avoir défini la notion de « champ de la traduction littéraire », Arber démontre que Tophoven possédait un capital culturel et une légitimité grâce à ses études universitaires et ses débuts professionnels dans le monde académique. De plus, sa fréquentation du milieu littéraire parisien et sa participation aux rencontres franco-allemandes d’écrivains lui permettent de tisser les liens nécessaires avec des éditeurs et auteurs pour stabiliser sa carrière. Cette réflexion amène la chercheuse à considérer comme primordial le rôle de Tophoven dans l’édition de certains textes : à sa fonction de traducteur s’ajoutait celle de médiateur.

La troisième partie concerne l’analyse des archives du traducteur. Le fonds d’archives de Tophoven est un cas unique en raison de la richesse et la nature des documents qu’il comporte. Il a été constitué par Tophoven afin de documenter précisément son processus d’écriture dans une visée d’enseignement et de partage avec la communauté de traducteurs et traductrices. Ce projet de « traduction transparente », comme il l’a nommé, peut être défini comme un « partage d’expérience et de solidarité entre traducteurs et traductrices » (p. 225) au moyen d’une explicitation minutieuse des différentes phases du processus de traduction d’un texte. Grâce à l’étude des documents génétiques constitués de brouillons, mais surtout des très nombreuses fiches de notes prises en parallèle de l’écriture de la traduction, Arber réussit à décrire le processus de traduction du traducteur allemand étape par étape. Ces fiches font la spécificité du fonds : sur chacune d’entre elles, Tophoven mettait en œuvre son projet et résumait « en quelques mots-clés le problème rencontré, la stratégie adoptée ou bien l’opération de traduction employée » (p. 306). Le dernier chapitre du livre présente le projet inachevé de manuel de traduction rédigé par le traducteur à partir d’une traduction littéraire collaborative : ce dernier visait à documenter de manière systématique les phénomènes traductifs observés à l’aide des catégories lexicale, syntaxique et prosodique.


Appréciation générale et critique

L’ouvrage présente de nombreuses qualités, dont une grande clarté structurelle et stylistique, qui en font un texte très compréhensible et agréable à lire. Nous recommandons vivement sa lecture à toute personne intéressée non seulement par Elmar Tophoven, mais aussi par la génétique des traductions, la notion de champ appliquée à la traductologie ou encore la dimension collaborative de la profession de traducteur/traductrice.

De plus, cette recherche ne s’arrête pas à son étude de cas, mais s’inscrit dans une pensée plus complexe – à la fois historique et sociologique – de la traduction comme profession, en particulier dans le monde germanophone. Les questionnements qui traversent le livre traitent aussi de l’auctorialité du traducteur et de la visibilisation des agents collaborateurs à la traduction. De plus, l’autrice s’astreint à ne pas laisser dans l’ombre les personnes qui ont activement participé au travail de Tophoven, et met notamment en avant la figure d’Erika Tophoven en tant que traductrice et collaboratrice.

Enfin, soulignons que cet ouvrage représente, à notre connaissance, la première monographie inscrite en génétique des traductions qui porte sur la description du parcours et du processus traductif d’un traducteur. Sa riche bibliographie s’ajoute à celle mise en ligne par Patrick Hersant (2023), qui sera utile à toute personne intéressée par les recherches issues de l’approche génétique.


Bibliographie

Agostini-Ouafi, V. & Lavieri, A. (Dir.). (2015). Poétique des archives [numéro spécial]. Transalpina, 18.
Cordingley, A. & Hersant, P. (Dir.). (2021). Archives de traduction. Meta, 66(1).
Cordingley, A. & Montini, C. (2015). Genetic translation studies: An emerging discipline. Linguistica Antverpiensia, 14, 1-18.
Hersant, P. (Dir.). (2020). Dans l’archive des traducteurs [numéro spécial]. Palimpsestes, 34.
Hersant, P. (2023). Manuscrits de traduction. Bibliographie.
Munday, J. (2014). Using primary sources to produce a microhistory of translation and translators: Theoretical and methodological concerns. The Translator, 20(1), 64-80.
Nunes, A., Moura, J., & Pacheco Pinto, M. (2020). Genetic translation studies. Conflict and collaboration in liminal spaces. Bloomsbury.

 

DOI 10.17462/para.2024.02.11

29 novembre 2023
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