32(2) - 2020

Regattin, F. (2018). Traduction et évolution culturelle. L’Harmattan

Book review by Frédéric Weinmann

 

Le dernier ouvrage de la collection « Traductologie » dirigée par Mathieu Guidère s’interroge sur l’utilité des théories d’inspiration darwinienne dans le champ des études de traduction. Il comprend dix chapitres implicitement organisés en trois parties : un état de la recherche, des réflexions théoriques et quelques études de cas.

Le premier chapitre contient une intéressante synthèse de la récupération ou exploitation de la théorie darwinienne dans le domaine des sciences culturelles depuis l’ouvrage fondateur de Richard Dawkins, Le Gêne égoïste (1976), où le généticien, partant du terme de « mimesis », invente de concept de « mème » (écrit en français avec un accent grave, comme « gène ») pour désigner les « réplicateurs » responsables de l’évolution de certains comportements et, plus généralement, de la culture. Après une brève présentation des principaux ouvrages ayant repris, parfois de façon critique, l’idée et la terminologie de Dawkins, notamment celui de Dan Sperber, La Contagion des idées (1996), Regattin s’arrête sur l’article d’Henrik Bjarneskans, Bjarne Grønnevik et Anders Sandberg, « The life cycles of memes » (1997), où les auteurs distinguent les simples « vecteurs », qui transmettent sans comprendre, des « hôtes » qui transmettent les mèmes par le biais d’une opération cognitive.

Dans le deuxième chapitre, Regattin présente ensuite les principaux auteurs s’étant efforcés d’appliquer les principes de la mémétique à la traductologie. Il s’agit, dans l’ordre chronologique, d’Andrew Cherstermann, Hans Vermeer, Gengshen Hu, Michèle Kaiser-Cooke, Burghard Baltrusch, Ana-Maria Garcia Álvare, Peter Sandrini et Davi Silva Gonçalves. Ce survol critique permet de bien saisir les enjeux et l’évolution de leurs recherches. Il en ressort que la diffusion des théories, normes et stratégies a donné lieu à d’assez nombreuses études de type mémétique, mais que l’analyse du processus de traduction lui-même a été peu abordé sous cet angle.

Le troisième chapitre, très court, fait la jonction entre les deux premières parties : Regattin expose l’alternative qui s’ouvre au traductologue désireux de poursuivre dans cette voie, à savoir une « hypothèse évolutionnaire faible » où la mémétique se résume à une métaphore du processus traductif et une « hypothèse évolutionnaire forte » où il s’agit d’interpréter le processus à partir des principes essentiels de la théorie mémétique. C’est celle qu’il entend suivre. Dans le quatrième chapitre, il distingue alors trois niveaux auxquels une sélection de nature darwinienne est à l’œuvre dans le processus de traduction : pourquoi certains textes sont-ils traduits et d’autres pas ? Pourquoi certains traits d’un texte sont-ils traduits et d’autres pas ? Pourquoi certains textes traduits s’implantent-ils dans la culture d’arrivée et d’autres pas ?

Ainsi, il traite dans le cinquième chapitre de l’habitus (au sens bourdieusien) ou, en reprenant la terminologie de Patrice Cattrysse dans Descriptive Adaptation Studies (2014), la « soumission » du traducteur à différentes normes. Il montre que plusieurs auteurs se sont intéressés aux représentations mentales qui influencent ou déterminent la pratique des traducteurs sans appuyer cependant leurs affirmations sur des données factuelles suffisantes. Dans le chapitre suivant, il suggère que l’on pourrait mettre en relation le degré de soumission du traducteur à son statut ou son expérience, le professionnel et plus encore l’autotraducteur ayant peut-être tendance à privilégier une pratique « sourciste », où sa présence se manifeste plus visiblement que dans une pratique « cibliste ».

À partir du septième chapitre, il entreprend des études de cas pour tenter de vérifier ces hypothèses. Pour analyser la réception italienne des Contes de Perrault, il recourt au concept de « minimally counterintuitive stories » (MCI en abrégé) introduit par Pascal Boyer dans The naturalness of Religious Ideas (1944). Grâce à Google Ngram Viewer, il est possible, explique-t-il, de déterminer la fréquence des MCI tels que « “le petit chaperon rouge“ Perrault » et de comparer le succès des contes les plus populaires dans la langue de départ à la réception italienne documentée par les catalogues des bibliothèques. Il ressort que le succès des contes en italien (si l’on intègre les divers titres sous lesquels les titres français ont été rendus au fil du temps) est, pour les plus lus, assez similaire à celui qu’ils rencontrent dans la langue d’origine, avec cependant quelques distorsions dues par exemple à la célébrité d’un traducteur à un moment donné, ce qu’il appelle le « prestige-dependent bias » (en reprenant cette fois une des catégories introduites par Alex Mesoudi).

Dans le huitième chapitre, il se tourne, de manière judicieuse, vers les traductions en français, en italien et en espagnol de On the Origin de Species de Darwin, qui lui permettent d’aborder le phénomène de la retraduction par le biais de la mémétique. Après quelques pages synthétiques sur les principales études consacrées à ce phénomène depuis le début des années 1990, c’est-à-dire depuis le numéro 4 de la revue Palimpsestes (1990), il met en évidence le fait que la descendance d’un texte dans le champ de la traduction ne répond pas à un seul modèle. À partir d’autres exemples (les retraductions de Le Feu d’Henri Barbusse et de Belles-sœurs de Michel Tremblay), il suggère que la retraduction favorise la survie de certains « mèmes » (qu’il s’agisse de tout l’ouvrage ou de passages d’une traduction particulière).

Dans le chapitre neuf, il effleure encore la question de la traduction des textes sacrés, dont la longue généalogie pourrait, selon lui, être abordée sous l’angle de la reproduction de mèmes – la survie d’erreurs de traduction par exemple pouvant s’expliquer par la tendance égoïste d’un mème qui préférera sa propre survie à celle de l’organisme auquel il appartient. Le dixième et dernier chapitre s’intéresse brièvement à la didactique de la traduction qui pourrait s’inspirer des quatre caractéristiques de l’évolution darwinienne (multiplication, variation, hérédité, sélection) pour améliorer les compétences des apprenants.

Il est bon, assurément, qu’un ouvrage en langue française se consacre à ce type de recherches poststructuralistes très répandues dans le domaine anglo-saxon. On regrette toutefois que l’ensemble n’ait pas été relu par un francophone car l’emploi souvent incorrect des prépositions, du subjonctif ou du passif affaiblissent la démonstration. Et surtout, on demeure perplexe quant au bien-fondé d’une publication qui se conclut en ces termes : « Ce livre fait état, il faut l’avouer, de quelques faillites. Des hypothèses n’ont pas été confirmées, et parfois les données ont résisté aux modèles évolutionnaires, en montrant la complexité du réel. Une complexité trop grande pour que des explications apparemment simples arrivent à le cerner ? C’est possible. » (Regattin, p. 161)

De fait, l’ouvrage prend la forme d’un cahier où le chercheur consigne l’avancée de son enquête et retrace le cheminement de ses pensées sans cacher au lecteur aucune de ses interrogations. La conséquence de cette présentation est un effet démotivant qui le dessert : à force de doutes et de réserves, on finit par se demander si la méthode présente quelque résultat probant. Certes, la documentation est riche, la bibliographie convaincante, les réflexions du chercheur la plupart du temps pertinentes. Cependant, ses développements les plus intéressants pour le traductologue ne sont pas ceux qui concernent l’objet de l’ouvrage, à savoir la transposition du principe évolutionniste dans le champ de sa discipline.

On regrette en particulier le flou qui entoure les « mèmes », c’est-à-dire ces « unit[s] of cultural transmission » ou « unit[s] of imitation » stipulés par Dawkins, que la traduction est censée dupliquer. Le concept s’étend ici des « grams » de Google, « c’est-à-dire des expressions comportant de 1 à n mots séparés par des espaces » (Regattin, note 52, p. 103), à… « Dieu », qu’il serait tout à fait légitime de considérer comme un mème, « un mème qui, tout en faisant son possible pour se répandre dans le pool mémétique dans lequel il baigne, aura tout intérêt à se préserver d’un excès de mutation » (ibid., p 151). De manière similaire, les quatre principes de Darwin (multiplication, variation, hérédité, compétition) servent à décrire des phénomènes de nature très différente (tantôt d’ordre sociologique, tantôt d’ordre microtextuel).

L’auteur en vient par conséquent à suggérer l’inverse de ce qu’il souhaitait, à savoir que les théories évolutionnistes n’apportent rien (pour l’instant ?) à la compréhension du processus complexe qu’est la traduction. De manière assez paradoxale, Regattin constate par exemple que la méthodologie et les conclusions d’un article consacré aux Contes de Grimm dont il fait par ailleurs l’éloge (« Memory and Mystery : The Cultural Selection of Minimally Counterintuitive narratives » dans Cognitive Science 30, 2006, pp. 531-553) sont contredites par ses propres recherches car le principe de la « sélection » ne parvient pas à expliquer les modalités de la diffusion des différents Contes de Perrault. En fin de compte, la question reste entière de savoir si la théorie de Darwin ou les principes de la génétique peuvent vraiment être appliqués à la traduction avec quelque profit : combien faut-il de générations pour que le principe de l’évolutionnisme apparaisse au grand jour ?

 

DOI 10.17462/para.2020.02.09

October 18, 2020
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