29(1) - 2017

Wolf, Michaela (2015). The Habsburg Monarchy’s many-languaged soul: Translating and interpreting, 1848-1918 (Kate Sturge, Trans.). Amsterdam: Benjamins

Book review by Heikki E. S. Mattila

Le nouveau palais de la Cour de justice de l’Union européenne, abritant les bureaux des traducteurs et des interprètes de cette Cour, est parfois comparé à la tour de Babel. Cependant, c’est seulement assez récemment que le nombre de langues de l’Union a dépassé celui des langues (officiellement reconnues) de l’Empire austro-hongrois (avant 1867, l’Empire des Habsbourg). Il est donc facile de comprendre pourquoi le livre de Michaela Wolf inclut un chapitre intitulé « The Habsburg Babylon ». En effet, les conditions linguistiques de cet Empire constituent un sujet de recherche fascinant, surtout si l’on prend en considération les défis linguistiques actuels, auxquels l’Union européenne est confrontée. On ne peut donc qu’abonder dans le sens de l’auteur quand elle signale l’intérêt représenté par l’exemple de la Kakanie quant à l’organisation des activités de traduction dans l’Union européenne (pp. XVI-XVII).

Après deux chapitres à caractère théorique, notamment concernant la dimension culturelle de la traduction, et après une vue d’ensemble des conditions linguistiques de l’Empire, l’auteur étudie les pratiques de traduction, aussi bien dans le secteur privé que dans les contextes officiels. Ensuite, elle s’intéresse à la politique de traduction de l’Empire et, sur la base de ses propres recherches empiriques, au volume des traductions concernant aussi bien les belles-lettres que les publications professionnelles et scientifiques, et ce, en particulier dans le contexte linguistique italo-allemand. Le chapitre relatif aux pratiques de traduction est particulièrement intéressant : il permet au lecteur d’avoir un aperçu, non seulement de la traduction institutionnelle, mais également de la traduction comme phénomène quotidien dans l’Empire.

La fin du XIXe siècle a été marquée par de grandes migrations de populations à l’intérieur de l’Empire austro-hongrois. Notamment, Vienne, la capitale de l’Empire, a accueilli un grand nombre de migrants issus de régions non-germanophones, en particulier de Moravie. En conséquence, les activités de traduction étaient quotidiennes dans tous les domaines de la vie, aussi bien dans un contexte domestique que professionnel ; dans les métiers du secteur tertiaire, la prostitution représentant un exemple extrême (p. 51). Dans nombre de familles, on se préparait aux exigences de la communication interculturelle de sorte que les enfants, principalement âgés de six à quatorze ans, partaient vivre pour un certain temps dans un milieu linguistique différent, notamment pour apprendre la langue allemande dans le cas des familles d’expression tchèque ou hongroise (pp. 55—56). On appelait ces enfants Tauschkinder (« enfants d’échange »). Cette pratique n’est pas étrangère aux pays bi- et multilingues, comme la Finlande (l’auteur du présent compte-rendu, issu d’une famille finnophone, passait ses étés de prime adolescence en tant que Tauschkind sur les îles d’Åland, région autonome de Finlande, entièrement suédophone, dans une famille agricole, à travailler comme valet de ferme) mais ce qui est étonnant dans le cas de l’Empire austro-hongroise, c’est la durée de ces échanges. L’enfant passait parfois des années en dehors de son foyer natal, ce qui ne pouvait être sans conséquences psychologiques.

Du point de vue de l’Europe en tant que processus d’intégration, c’est la traduction institutionnelle qui présente un intérêt particulier : la traduction dans les domaines militaire, administratif etc. Michaela Wolf donne au lecteur une idée claire des difficultés qu’il y a à appliquer le principe d’égalité entre les langues nationales dans des conditions où les ressources sont limitées. Elle présente aussi une image détaillée des arrangements pratiques concernant la traduction (organisation du travail, formation et recrutement des traducteurs, contrôle de la qualité, etc.).

La manière de résoudre le défi de la pluralité linguistique dans l’armée de l’Empire attire l’attention du lecteur par sa complexité. La plupart des régiments de l’armée impériale était plurilingue. Pendant l’été 1914, seulement 142 régiments et bataillons indépendants étaient monolingues ; 162 régiments étaient bilingues, 24 trilingues et quelques régiments même quadrilingues. Au moins 90 % des officiers étaient obligés de communiquer dans une langue ou des langues autre(s) que l’allemand (p. 60). En conséquence, l’étude des langues étaient obligatoires dans la formation des officiers. Les futurs officiers devaient notamment comprendre le hongrois et le tchèque. Un régime langagier assez compliqué concernait les ordres. Environ 80 ordres fondamentaux étaient toujours criés en allemand. Autrement, les officiers devaient utiliser une langue nationale qui était parlée par au moins 20 % des hommes de troupe. En conséquence, un ordre était d’abord crié en allemand, puis dans une, deux, trois ou même quatre autres langues ! (p. 60).

Pareillement, l’administration générale et la justice de l’Empire constituaient une véritable mosaïque linguistique. Il existait plusieurs langues officiellement reconnues, et souvent dans une même région, étant donné que les frontières administratives ne correspondaient pas forcément aux zones d’habitation des diverses nationalités. Selon la Constitution de l’an 1867, les langues de l’Empire bénéficiaient d’un statut égal. En pratique, l’allemand possédait une position privilégiée mais cette position s’est affaiblie durant la deuxième moitié du XIXe siècle.

Les détails du régime langagier des administrations (y compris le parlement, la justice etc.) étaient assez compliqués et divergeaient selon les régions. Par exemple, dans les régions côtières de la Méditerranée, les langues régionales incluaient l’allemand, l’italien, le slovène et (en Istrie) le croate mais la Diète de la province tenait ses séances en italien. En Bohème, les langues régionales étaient l’allemand et le tchèque mais les tribunaux bohémiens ne fonctionnaient qu’en allemand. Dans ces conditions, les querelles linguistiques étaient communes, surtout compte tenu des relations tendues entre certaines nationalités. Ces querelles s’étendaient jusqu’aux cimetières. La commune de Trieste, par exemple, interdisait la moindre inscription en slovène sur les pierres tombales, tandis que la commune de Trento bannissait les pierres tombales gravées en allemand…

Il va de soi que le grand nombre de langues parlées dans l’Empire causait des problèmes graves et des erreurs de traduction. Michaela Wolf montre que, pour résoudre ces problèmes, les autorités impériales testaient diverses méthodes, bien connues aujourd’hui, aussi bien dans l’Union européenne que dans des pays bi- et plurilingues : examen pour les traducteurs, commission terminologique, etc.

Dans le contexte de la traduction des belles-lettres, l’auteur aborde brièvement la question de la traduction en tant que moyen de rapprochement mental et affectif des différentes nationalités de l’Empire. (p. 139). Étant donné le destin de l’Empire après la première guerre mondiale, il aurait été intéressant de lire davantage sur ce sujet. On déplore aussi que cet aspect n’apparaisse guère dans les recherches empiriques de l’auteur. Michaela Wolf a fait un travail de recherche impressionnant en mettant au jour une belle quantité de traductions de différentes langues, notamment de l’italien, vers l’allemand. À cette fin, elle a analysé les bibliographies qui énumèrent les traductions vers l’allemand de quinze langues parlées à l’intérieur ou même à l’extérieur de l’Empire sur une période s’étendant de 1848 à 1918 (p. 148). Cependant, si l’on considère la traduction en tant que facteur destiné à produire plus de cohérence dans l’Empire, il aurait été utile d’étudier également la direction inverse : les traductions de l’allemand vers les langues des autres nationalités, ainsi que les traductions (directes ou indirectes) entre ces dernières langues, surtout dans les combinaisons où il existait des tensions fortes entre les peuples (par exemple, entre les Hongrois et les peuples avoisinant).

En fait, Michaela Wolf constate elle-même qu’il aurait été intéressant d’examiner la traduction entre toutes les langues de l’Empire mais que cela n’a pas été possible à cause d’un manque de sources (le caractère incomplet des bibliographies) et également parce que cela aurait dépassé le cadre que s’était fixé l’ouvrage (p. 149, note). Il faudra donc attendre des recherches futures pour combler cette lacune. Espérons que l’auteur aura la possibilité de revenir sur le sujet, éventuellement en coopération avec des chercheurs des pays qui, auparavant, faisaient partie de l’Empire.

Outre les appendices habituels, l’ouvrage contient une liste de traductions italo-allemandes, un index de noms propres et un index analytique. Ces outils sont très utiles au lecteur. Cependant, l’index analytique aurait pu être rédigé d’une manière plus précise, en ajoutant systématiquement aux entrées à caractère général, suivies d’un grand nombre de renvois (souvent de 15 à 20 pages différentes), des indications (épithètes) concernant le contexte textuel de ces nombreux renvois (ce qui a toutefois été fait mais seulement pour quelques entrées comme « Italians ... »). Cela aurait rendu l’utilisation de l’index analytique beaucoup plus fonctionnel.

Quoique la langue maternelle de l’auteur du présent compte rendu ne soit pas l’anglais, il est facile de constater que le texte anglais est clairement formulé. La traductrice, Kate Sturge, a choisi de conserver, entre parenthèses, un grand nombre d’expressions allemandes originales, ce qui est, à notre avis, une décision tout à fait justifiée : l’allemand est une grande langue et maints lecteurs le comprennent.

En somme, au-delà de ses intéressantes réflexions théoriques, l’ouvrage de Michaela Wolf permet au lecteur d’approfondir d’une manière concrète, sa compréhension des problématiques liées à la traduction dans les États et dans les organisations internationales où règne la pluralité des langues, comme l’Union européenne. Outre les professionnels de la traductologie et les traducteurs, et outre les chercheurs et les fonctionnaires de l’Union européenne, cet ouvrage se révèlera fort utile à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des civilisations et qui souhaitent élargir leurs horizons.

DOI 10.17462/para.2017.01.10

April 18, 2017
  29(1) - 2017