28(2) - 2016

Ferraro, Alessandra & Grutman, Rainier (dir.). (2016). L’Autotraduction littéraire. Perspectives théoriques. Paris : Classiques Garnier

Book review by Mathilde Vischer

Objet et enjeux généraux
L’Autotraduction littéraire. Perspectives théoriques propose des pistes de réflexion novatrices sur une pratique singulière, celle de la traduction d’un texte faite par l’auteur de l’original. L’autotraduction littéraire est un phénomène très ancien, qui n’est cependant devenu objet d’étude que récemment. Comme l’annoncent dans leur avant-propos les chercheurs qui ont dirigé cette publication, Alessandra Ferraro et Rainier Grutman, l’approche adoptée pour l’ensemble de l’ouvrage est transversale et a pour but d’identifier des tendances dans la production autotraductive. Chacune des dix contributions apporte un éclairage différent et complémentaire sur cette activité, tout en développant une perspective théorique singulière, souvent rattachée à un autre domaine de la recherche littéraire ou traductologique, comme par exemple la critique génétique et la traduction collaborative.

Description du contenu détaillé
L’avant-propos présente les objectifs du livre ainsi que les différentes contributions. L’ouvrage est structuré en deux parties, la première proposant des « approches externes » (partant du contexte historique ou social), la seconde des « approches internes » (où le texte pour lui-même est au centre). Parmi les approches contextuelles, les deux premières contributions étudient les rapports entre les statuts des deux langues en jeu dans l’autotraduction. La première, de Christian Lagarde, analyse cette question sous l’angle de la « distribution sociale inégale des langues », qui agiraient comme contraintes pour l’autotraducteur ; la seconde, signée Rainier Grutman, analyse la différence de statut entre les langues source et cible et les variables contextuelles qui motivent la démarche de l’autotraduction. Paola Puccini propose de considérer l’autotraduction à travers le prisme de l’anthropologie culturelle. La prise en compte du sujet autotraducteur lui permet de penser cette activité comme une représentation de l’altérité définie dans le temps et l’espace. L’autotraduction est rapprochée d’un travail comprenant une logique rituelle permettant au sujet, par le retour à un texte passé (qui, dans un même temps, est tourné vers le futur du texte à venir), de vivre une transition entre deux langues, deux cultures et deux identités. À partir d’entrevues et de témoignages de quatorze écrivains bilingues contemporains, Eva Gentes cherche à cerner ce qui a motivé leur passage à l’autotraduction. Elle se penche sur ces « moments déclencheurs » pour tenter de mettre au jour les motivations et les circonstances qui les ont menés à s’autotraduire. Xosé Manuel Dasilva prend pour objet d’étude le péritexte des autotraductions (les éléments qui encadrent le texte à l’intérieur du livre) et analyse les raisons pour lesquelles certaines d’entre elles ne se définissent pas comme telles. Ces « autotraductions opaques » sont étudiées en fonction des stratégies de publications entre les systèmes littéraires nationaux, d’une culture périphérique vers une culture centrale. La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Dynamiques textuelles », propose un choix de contributions centrées de façon plus précise sur des auteurs et des textes. En forgeant la notion de « pacte autotraductif » (sur le modèle du « pacte autobiographique » de Lejeune), Alessandra Ferraro analyse le paratexte de plusieurs écrivains contemporains et montre comment ce dernier contribue à la fois à définir le statut du texte et le rapport de l’écrivain à son activité autotraduisante. Valeria Sperti étudie la fonction de l’auctoritas de l’auteur dans la traduction collaborative et met en évidence comment les échanges et parfois les tensions de pouvoir entre les différentes instances sont au cœur de la collaboration littéraire traductive, même dans le cas extrême de l’« autotraduction assistée ». La notion d’auctoritas est abordée sous un angle différent par Chiara Montini, qui part d’un principe de « précarité du texte » : grâce à des analyses de manuscrits d’autotraductions de Beckett, Nabokov et Fenoglio, elle met en évidence à la fois le caractère instable du texte autotraduit et de l’auteur lui-même. En effet, tout comme la génétique textuelle, la pratique de l’autotraduction remet en question « l’unicité et l’univocité du texte littéraire ». Dans les deux cas, le texte « original » perd son statut privilégié. C’est la dimension du plaisir des mots dans le passage d’une langue à l’autre qu’explore Pascale Sardin dans son étude qui retrace le parcours de deux écrivains femmes, Nancy Huston et Hélène Cixous. Toutes deux explorent ce que Sardin appelle le « trajouir », la « manipulation transgressive, libre et créative du signe linguistique ». En partant du constat que la traduction et l’autotraduction sont des pratiques courantes chez les poètes depuis fort longtemps, Christine Lombez avance l’hypothèse que la motivation pour traduire ou s’autotraduire n’est pas d’ordre linguistique, social ou culturel, mais serait plutôt l’apanage d’un rapport privilégié au langage, d’une « source poétique partageable en amont des mots ». En étudiant des témoignages de poètes-(auto)traducteurs, elle propose de considérer l’autotraduction comme un moyen d’approcher cette langue-source à l’origine de la poésie. Un index des noms propres et une riche bibliographie pour l’ensemble des contributions, sans aucun doute la plus complète dans le domaine francophone, closent l’ouvrage.

Appréciation critique générale
La pluralité d’approches que propose cet ouvrage permet à la fois de mieux comprendre les enjeux socio-culturels, linguistiques et identitaires qui sous-tendent l’autotraduction, et ceux qui s’inscrivent dans une perspective littéraire ou traductologique plus précise. L’intérêt de l’ouvrage réside également dans le fait que, partant souvent d’études de cas, chaque contribution parvient à ouvrir une « perspective théorique » qui pourra être appliquée à d’autres. Si cette activité est désormais bien étudiée par la critique en tant que telle (et non plus comme variante d’écriture pour tel ou tel écrivain), elle trouve grâce à ce livre de nouvelles orientations. Enfin, cet ouvrage en langue française s’inscrit dans une réflexion qui a occupé une place importante avant tout dans d’autres langues – c’est notamment en Espagne que de nombreuses études sur la question ont été menées – et marque ainsi l’inscription plus nette de cette discipline d’étude dans le domaine de la critique francophone.

DOI 10.17462/para.2016.02.12

October 18, 2016
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